Stephen King - Duma Key

Publié le par Lukas

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         On se souvient qu’après le terrible accident dont Stephen King a été victime il y a tout juste dix ans – relaté avec force détails dans un passage de Ecriture : Mémoires d’un Métier  – l'écrivain américain avait émis de sérieux doutes quant à sa capacité à se remettre à l’écriture... Le temps l’a rapidement contredit. En l’espace de dix années, pas moins de treize romans couchés sur le papier… Pour l’année 2009, voici donc sa dernière publication. Un roman qui pourrait se résumer à trois unités : un lieu : l’île de Duma Key ; un personnage : Edgar Freemantle ; et une fonction : la peinture. Le tout nimbé d’une unique couleur : le rouge. Couleur d’un couché de soleil enflammant l’horizon floridien. Couleur d’un corps mis en charpies par une grue de chantier…

        

 

         Patron d’une entreprise florissante, Edgar Freemantle mène une vie heureuse. Self-made-man typique, il a bâti sa fortune à force de ténacité. Sa réussite, il ne la doit qu’à lui. Il aime sa femme, ses deux filles, et son avenir se décline sous le soleil radieux des dollars jusqu’au jour où un terrible accident fait basculer son existence. Au terme d’une interminable convalescence, sa femme le plaque et le voilà forcé d’abandonner sa société. Dès lors, son quotidien, aiguillonné par une douleur permanente, devient un véritable enfer. C’est sur les conseils de son psychologue qu’il accepte de s’exiler sur une toute petite île de Floride, espérant trouver dans la quiétude et l’isolement le repos nécessaire à sa reconstruction. Cette île, c’est Duma Key. Parcelle de terre insulaire s’ouvrant sur l’infini de l’océan. Dans sa petite bicoque de bois sur pilotis, bercé par la rumeur des coquillages de la plage qu’arase la marée, Edgar Freemantle cultive le repos. Rattrapé par une impulsion créatrice depuis trop longtemps enfouie, il se met à peindre. Et dans ce lieu coupé du monde au sein duquel il se sent en parfaite symbiose, une magie opère : il développe un don inouï pour la peinture. La fièvre créatrice dont il est sujet devient garante de sa guérison ; et ses tableaux, miracles de noirceur et de beauté, source d’une attraction grandissante. Cependant, un épais mystère enveloppe l’île de Duma Key. Et Edgar ne met pas bien longtemps à comprendre qu’il n’est pas le premier artiste que ce lieu ensorcelle. A mesure que sa notoriété va grandissante et qu’il avance guéri sur le chemin de sa nouvelle vie, la source secrète de son effusion s’impose. Car tout acte de création n’est jamais gratuit. Et un lien secret semble unir son œuvre à l’histoire de l’île, et à l’une de ses plus anciennes occupantes : Elisabeth Eastlake.

         Qu’y a-t-il à la source de la création ? Quel magma bouillonnant façonne l’œuvre ?

         Autant de questions auxquelles Edgar finira par trouver des réponses. Mais à quel prix ?

 

         La thématique paraît donc alléchante. Le fait de s’intéresser au devenir d’un artiste n’est pas chose nouvelle. L’œuvre de KING fourmille de précédents : musiciens (on se souvient de Larry Underwood dans Le Fléau), écrivains (Jack Torrance dans Shining, Thad Beaumont dans l’inoubliable Part des Ténèbres), dessinateurs (Clayton Riddell dans Cellulaire), les personnages des romans de KING se doublent de cette désignation bien pratique. Pratique ? Oui. Parce qu’en premier lieu, KING, en tant qu’écrivain, sait de quoi il parle. La mise en abîme est même parfois tout à fait jouissive (La Part des Ténèbres). Ensuite, parce que cette caractéristique lui permet de brasser quelques interrogations qui lui sont chères et qui gravitent autour de l’art en général, de sa fonction, de son origine, de son pouvoir, de sa réception… Duma Key appartient incontestablement à cette catégorie.

         Cependant, et autant le dire tout de suite, le roman est loin de marquer un tournant dans la bibliographie de l’écrivain. Ses lecteurs assidus ne seront assurément pas dépaysés. On retrouve dans Duma Key quelques ingrédients ayant déjà fait leur preuve par le passé : le père de famille qui voit sa vie familiale détruite suite à un terrible accident ; la force de l’amitié pouvant unir deux êtres ; la naissance soudaine, chez un individu, d’un pouvoir parapsychique consécutif à un trauma… Rien de bien neuf sous le soleil de Floride. Mais c’est aussi un peu pour ça qu’on lit KING : pour retrouver la douce mélopée qu’il nous susurre à l’oreille depuis plus de trente ans.

         Duma Key démarre plutôt bien. A vrai dire, il est difficile de lâcher le bouquin. L’écrivain décrit toujours avec autant de justesse la complexité des relations tissées entre les différents protagonistes de son histoire. Ici surtout, le puissant rapport d’amitié liant Edgar Freemantle à Wireman, un avocat à la retraite habitant la plus vaste demeure de Duma Key. Le sujet central du roman – à savoir, la résurrection d’un homme par la peinture, et son ascension fulgurante dans le milieu artistique floridien – est traité par l’auteur avec un enthousiasme rafraîchissant. On en vient à envier carrément cet homme que la vie avait condamné et qui, frappé par le génie, accède à la gloire, la fortune, la notoriété, bref, parvient à combattre ses démons intérieurs et antérieurs pour se tracer une nouvelle existence. Inutile d’ajouter que le thème, évidemment, est lourd de résonances autobiographiques. Une chose peut étonner cependant : la quasi absence de climat d’horreur – à base de scènes choc et de situations sous tension – tout au long des trois premiers quarts du roman. En fait, la majeure partie de Duma Key n’aurait rien à envier à un très bon roman fantastique. N’était sa dernière partie.

         Et oui. Car si la magie opérait depuis le début, c’est à partir de là qu'elle s'évapore. L’intrigue est pourtant parfaitement construite. Par une série d’inserts précédents chacun des chapitres, l'auteur éclaire la jeunesse d’un personnage clef de l’histoire : Elisabeth Eastlake, vieille femme atteinte de la maladie d’Alzheimer qui habite Duma Key depuis son plus jeune âge. Elle et Edgar Freemantle partagent un lien secret qui, progressivement, se découvre au lecteur et entretient la dynamique de lecture. Mais à mesure que la révélation s’établit, que le voile se soulève, que le verni craque, le scepticisme et la déception pointent. Et le dernier quart du roman, qui s’attelle à nous dépeindre la confrontation du narrateur avec les forces à l’origine de son impulsion créatrice, ne fait que nous enfoncer dans un cuisant sentiment de déception. Pourquoi ? Parce que tout cela sent cruellement le réchauffé. Et qu’à trop vouloir se plier aux archétypes de la littérature d’horreur dont il est le grand représentant, KING arpentent des sentiers devenus des autoroutes. Pis : il nous sert des passages frisant le ridicule, et une dernière partie en âpre décalage avec l’atmosphère pondérée et mystérieuse des premières pages. Autre dommage préjudiciable : le manque de réponses à certaines interrogations soulevées par l’intrigue. Des questions qui demeurent en suspens, ouvertes après le point final… En fait, KING donne l'impression de remplir une sorte de « cahier des charges », poussé par certains automatismes d’écriture, ou peut-être plus justement, par la préoccupation de bien répondre à l’étiquette commerciale « d’horreur » sous laquelle il s’est fait son nom. Tout cela au détriment de l’atmosphère si particulière – teintée d’un fantastique vraiment inspiré – déployée  dans les premiers chapitres. Concrètement, le récit suit donc une curieuse courbe déclinante, parfait reflet de notre intérêt décroissant. La fin – marquée d’un formalisme consommé dans l’horreur – se révèle aussi ennuyeuse que les trois premiers quarts du roman étaient stimulants… Alors oui. On en vient à se dire que, finalement, KING accuse son âge. Que l'omniprésence du manichéisme au sein de son œuvre commence à lasser. Que les poupées et autres idoles anthropomorphes, c’est vu et revu… Et qu'effectivement, rien ne vaut un cercueil en argent double isolation pour emprisonner les méchant démons…

 

 

         Témoignage émérite de la trajectoire d’un génie ramené à la vie par la fulgurance de son art, vibrant hommage rendu à la peinture surréaliste, le dernier KING aurait pu se poser comme un excellent roman fantastique. Malheureusement, l’écrivain, soucieux d’appliquer ses vieilles recettes, nous sert une conclusion bâclée, prévisible à souhait, et qui déçoit autant que les premiers quarts du roman séduisaient. Alors qu’en retiendra-t-on ? Des personnages, toujours aussi justes, toujours aussi vivants, qui hantent la mémoire du lecteur longtemps après lecture… Et l’art pictural, ici mis à nu avec un intérêt revigorant et passionné.

 

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