Vision VI

Publié le par Lukas

...Et un cauchemar de plus, donc...

 

                Sous mes pieds nus, je sens les reliefs coupants d’un sol rocailleux couvert de sable. Des murs de pierre m’entourent et me cernent, délimitant le périmètre d’une large pièce privée de toiture. Au-dessus de moi, un pan de ciel s’étend, bleu et sans nuage. Curieuse sensation : je ne peux pas franchir les murs de cette prison, et pourtant, le ciel matérialise une forme de liberté, inaccessible mais bien réelle. Si je parvenais à escalader ces murs, ma liberté ne serait pas pour autant acquise, car je sais qu’au-delà, tout autour, jusqu’aux franges lointaines de l’horizon, un désert aride, frappé par les rayons accablants du soleil, se déconstruit dans toutes les directions. Il n’existe aucune issu à ma condition de captif. Et je suis ainsi contraint d’affronter l’homme, l’inconnu qui me fait face. Dans le flou du rêve, je suis incapable de discerner son visage. A mes yeux, il n’est qu’un bloc de haine pure, ardente comme la braise du désert, farouche comme l’œil du soleil, sauvagerie sans dégradé, semblable à la limpidité du ciel.

Je n’ai pas le temps de dégainer le couteau que je porte dans un étui de cuir passé à ma ceinture lorsqu’il se jette sur moi. Il bondit sans prévenir. Il me frappe au visage. Hargne bestiale. J’esquive quelques coups en reculant. J’en encaisse d’autres, à la mâchoire, au niveau de ma tempe droite. Je titube un instant, étourdi. Mais mon instinct de préservation reprend le dessus. Je serre les poings et cogne. D’abord pour repousser mon assaillant. La poitrine, les côtes, le flanc. Je voudrais lui parler. Tenter de le raisonner, de le comprendre. Mais le rêve ne le permet pas. L’inconnu revient à l’assaut avec davantage de fureur, comme excité par mes coups dissuasifs. Nos haleines se répondent. Nos sueurs s’entremêlent. Il me percute l’épaule. La douleur irradie. Je recule en trébuchant. Je m’adosse aux pierres apparentes du mur. Il ne me lâche pas. Tout en lui exsude la volonté de tuer. Je porte la main au manche de mon couteau. Mais je suis forcé d’éviter un nouveau coup porté à ma tête. Je me baisse. Je roule sur le sol rocailleux et me relève aussitôt. Il m’atteint au ventre. Je m’arc-boute, le souffle coupé, avant de recevoir un coup de genoux en pleine face qui me projette en arrière. Des fourmillements s’épanouissent sur mon visage. Tandis que je m’écroule à terre, un liquide chaud s’écoule sur mes lèvres, puis sur mon menton : mon nez cassé pisse le sang. La douleur remonte le long de l’arête de mon nez pour aller se ficher dans mon cerveau comme une flèche entre mes deux yeux. L’inconnu bondit sur moi, animal fou, sans me laisser le moindre répit. Occultant la douleur, je réagis. Un coup de pied porté à son genou. Il recule en tressaillant, le visage déformé par la rage et la douleur conjuguées. Je me relève et, sous l’afflux d’une colère décuplée, le crible de coups de poings. Je cible la tête : les yeux, le nez, les lèvres, même si le rêve m’empêche toujours de distinguer ses traits. Sous mes phalanges endolories, la chair molle et vulnérable se fend et se distend. J’ai l’impression de m’acharner sur un objet à la fois mou et dur, chaud et froid, à la limite du vivant. Je me déchaîne. Le sang qui se diffuse à l’intérieur de ma bouche imprègne mon palais d’un goût métallique. L’homme m’assène quelques contre-attaques hasardeuses. Il parvient à cogner mon tibia. Quelques coups m’atteignent encore au visage. Mais je le domine. Je me défoule sur lui jusqu’à l’épuisement. Sentant mes forces entamées, je recule, le souffle court, hébété et chancelant. Il git à terre, sonné et ahanant, son visage en bouilli maculé de sang. Il me fixe sous ses paupières gonflées avec une rage qui n’a rien perdu de son obstination. Il glisse une main tremblante sur sa cuisse. L’acier d’une lame jaillit sous la lumière du soleil, dans un crissement propre et lisse. Je lis dans son regard une détermination que rien ne pourra déloger : notre combat sera à mort. Je serre les dents et dégaine à mon tour mon couteau. Je sens la sueur froide qui sinue le long de mon dos. Mon épaule m’élance. Ma figure congestionnée, tuméfiée, me paraît grotesquement déformée. J’ai l’impression de ne plus sentir mes lèvres. L’inconnu se relève. Face à face, nous entamons un chorégraphies nerveuse, nous tournant autour le regard rivé l’un à l’autre, guettant la moindre faille dans la défense adverse qui marquera l’assaut meurtrier.

Il s’élance. Un coup latéral visant ma gorge. D’un mouvement du bassin, j’échappe au tranchant mortel. Je vise son épaule gauche, nue et exposée. Ma lame pénètre la chair, s’enfonçant facilement, sans aucune résistance. Au lieu de se libérer, l’inconnu me porte un nouveau coup. Une longue estafilade cisaille mon avant-bras gauche. Eclair froid de l’acier contre la texture chaude de la chair. Le sang jaillit. Je déloge ma lame de son épaule. Il grogne comme une bête. Le sang s’écoule goutte à goutte. Traçant des taches irisées en forme d’étoiles incarnates sur le sol ensablé. Un engourdissement se répand dans mon avant-bras gauche blessé. Nous nous dévisageons. Je feinte une attaque. Il recule. Son couteau danse dans l’air étouffant. Je renverse mon couteau pour pointer la lame vers le sol, et me jette sur lui pour l’abattre au niveau de son cœur. Il bloque mon attaque de sa main libre. Ma lame entame sa paume en profondeur, taillant les nerfs et les tendons, rendant les doigts caducs. Le sang encore. Puis je sens l’acier m’entailler la cuisse, puis trancher mon torse juste au-dessus de mon sein. De nouvelles zones de douleur diffuses s’épanouissent. Comme au ralenti, je le vois me porter un coup fatal à l’abdomen. Dans un ultime réflexe, je me décale puis me laisse tomber à genoux. Mon initiative le surprend. Il comprend alors. Mais il est déjà trop tard. Je vois son ventre, à la peau blanche éclaboussée de nos sangs mêlés. J’y plonge ma lame. Juste en-dessous du nombril. La lame s’enfonce mollement jusqu’au pommeau dans les entrailles.

Je la retire aussitôt, et, en trois coups incisifs, la replante.

Il porte instinctivement sa main à ses nouvelles plaies. Il me regarde d’un air étonné. Le sang s’écoule en francs bouillons par les blessures béantes. Il gémit et s’affaisse dans la poussière. Il agite stupidement son couteau devant lui, dans ma direction, comme pour m’atteindre. Mais la douleur l’oblige à abandonner son arme. Il se recroqueville sur lui-même, en position fœtale, les deux mains plaquées sur son ventre tailladé comme pour tenter d’anesthésier l’intolérable douleur qui s’écoule en lui, comme pour tenter de retenir, de juguler ce sang qui le quitte lentement mais sûrement, emportant dans ses flots fuyants le souffle de la vie. L’inconnu hurle. Son cri se répercute contre les murs qui nous entourent, emplissant le vide du ciel, emplissant ma mémoire, mon corps, ma tête tout aussi vide. Je suis la main d’un dieu malade qui exécute ses dernières volontés. Je suis comme le prolongement mortifère du sable du désert qui m’enveloppe, son incarnation providentielle mais éphémère. Je comprends que je ne possède aucune espèce d’existence. Une ombre qui passe en glissant. Sans substance, ni contour, ni forme. Je me dilue peu à peu dans l’air. Avant de m’effacer totalement, de retourner au néant dont je suis tissé, je m’approche de l’inconnu qui gesticule en se tordant de douleur. Il sent déjà la mort. Ses hurlements désagrègent le silence comme le vent qui érode la roche pour la transformer en sable. Je m’agenouille et place le tranchant de ma lame sur sa gorge. Il remue la tête dans une vaine tentative de protestation. Je descends la lame au niveau de sa carotide saillante, palpitante et bleue sous la peau tendue. Je n’entends pas les supplications qui ponctuent ses hurlements. J’appuie fermement la lame. Et dans un mouvement leste et sec, je la fais glisser. Les hurlements cessent immédiatement, remplacés par un sifflement liquide. Le corps entier est agité de soubresauts nerveux. Une mare de sang s’élargit sur le sable, contre sa joue, mouillant sa chevelure poisseuse. L’inconnu ne meurt pas tout de suite. Son agonie est longue et lente. Je suis surpris de constater à quel point l’être s’accroche désespérément à la vie, jusqu’au bout, et même s’il se sait condamné. Mais bientôt, les spasmes et les tremblements s’espacent. Puis le corps s’immobilise. Puis il devient cadavre.

                Je retourne déjà au sable. Mon sang s’étiole en fins grains dans le vent, ma chair se dissout et s’évapore. Je me dirige vers l’inconnu. Je me dirige vers l’inconnu. Je lâche mon couteau sur le sable et de ma main valide retourne le corps lardé, figure tournée vers le ciel. Avec cette grande balafre sanguinolente sous le menton qui lui dessine comme un sourire goguenard, il semble se moquer de moi. Je fixe longuement son visage, sans comprendre. 

                Les murs qui cloisonnent mon horizon se désagrègent en coulées de sable qui s’envolent en tourbillons dans les courants ascendants du vent.

                Ce visage, je le reconnais : c’est le mien.

Publié dans Nouvelles

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