Rédemption

Publié le par Lukasland





           — Il faut soigner votre étanchéité, monsieur.

Je fais face au vendeur, et je tente de lui sourire. Sans y parvenir. Il a pourtant raison, le bougre. Je perd mon sang de partout : de mes oreilles, de mon nez, de ma bouche, de mes yeux. Mon sang s’écoule en flots cordiaux du moindre orifice de ma chair. Et je me vide tranquillement. Je voudrais bien soigner mon étanchéité, comme il dit, mais je suis déjà sous traitement : injections d’hémoglobine en continu. Dix litres par jour. Une aberrante quantité, n’est-ce pas ? Mais c’est le mal de notre ère, que voulez-vous… Certains se voient pousser de grotesques appendices sur leur corps. Les traits ravagés de leur visage n’ont plus rien d’humain. D’autres perdent leurs membres sclérosés : leurs mains se décrochent de leur corps comme les ramures pourries d’un arbre mort… Nous sommes tous happés par les courants sanglants-cinglants de la rédemption. Et que pouvons-nous faire d’autre ? A part subir ?

Pour la énième fois de la matinée, je m’éponge le visage à l’aide de mon mouchoir. Ce faisant, je ne fais qu’étaler un peu plus sur ma face humide la laque purpurine qui dégouline.

    Tenez…

Le vendeur me tend un objet. C’est une serviette. Je m’en empare et m’échine. Le sang poursuit sont écoulement tranquille, traçant son chemin sinueux en partant de mes oreilles pour couler le long de mon cou et maculer mon maillot. Je me fais l’effet de transpirer du sang. Je redonne au vendeur une serviette bonne à jeter.

            — Je voudrais un paquet de rêve. De troisième catégorie.

Le vendeur me fixe un instant le regard perçant tout en se mastiquant l’intérieur de la joue. Il semble vouloir me juger. Tenter de percer ce qui se tapit au fond de mon crâne. Je lui souhaite bon espoir. Il finit par hocher la tête. Il se retourne, farfouille dans ses étagères, saisit un paquet de rêve catégorie trois et me le tend diligemment par-dessus son comptoir. Imbriquées dans le bloc de la matière translucide du comptoir, des formes vivantes se meuvent. Je reconnais des réductions de jeunes filles nues, comme prisonnières d’un bloc d’ambre, les cuisses écartelées laissant découvrir la chair rose de leur sexe distendu, et leur bouche béante aux lèvres roses ouverte comme leur sexe sur un long cri de douleur et d’éternité. Etrange la façon bien particulière que les sexes et les bouches ont de refléter le même dégradé de lumière.

— Cela fera quarante-cinq heures et trente trois minutes.

Le prix est évidemment exorbitant… Mais qu’ai-je encore à perdre ? A ce stade ?

Je passe mon avant-bras dans le compteur. Le prélèvement s’effectue sans heurt. Il ne m’abandonne qu’une très légère sensation de gêne accompagnée d’un sentiment nauséeux de vide intérieur. Mais je me suis désormais habitué à cette épreuve. La force de la pratique…

— Bonne journée, monsieur.

Le vendeur me sourit. Un sourire franc, cordial, qui fait presque plaisir à voir.

— Et soignez-moi cette étanchéité…

Il accentue son sourire. Ce faisant, ses lèvres s’entrouvrent sur trois rangées de dents. La troisième, surnuméraire, lui découpant tout l’intérieur du palais…

— Je n’y manquerai pas.

Le paquet de rêve sous le bras, la main encore libre affairée à tenter de contenir le sang qui me quitte, je sors de la boutique à bonne allure. J’ai hâte de retrouver le miracle du rêve qui m’attend dans son emballage. Une manière glorieuse de dire au revoir à ce monde. De partir sous le cuivre d’or des trompettes angéliques…

 

 

 

Dans la rue. Sous le crépuscule permanent de notre monde. Les objets luisent en demi-teinte, caressés par le pinceau blafard des éclairages lunaires flottant dans les airs à intervalles réguliers. Les habitats personnels qui emprisonnent les millions d’existences en déclin se bousculent dans les hauteurs du ciel, se mouvant comme sous l’effet d’un imperceptible soupir cosmique, et rivalisant par la disparité de leurs formes, de leurs textures, et de leurs couleurs, avec les plus abracadabrantes architectures post-humaines héritées des temps passés. Les demi-soleils endormis agonisent en nébuleuses de spectres sous le linceul des nuages purpurins qui tissent comme de longues déchirures ensanglantées prélevées sur le suaire du Christ. Le monde est au sang et à l’agonie. Et nous en sommes les derniers symptômes vivants.

Un homme me bouscule sur le trottoir. J’ai tout juste le temps de capturer, sous le filtre qui lui dissimule le visage, deux langues bifides qui lui percent les joues, excroissances charnelles agitées de mouvements incontrôlés.

Je dirige mes pas vers les cabines de transportation. Une incroyable file d’attente se déploie devant l’entrée des cabines de troisième et de seconde classes. Une foule que je préfère ne pas considérer. Je m’avance sans réfléchir vers l’entrée des premières classes où il n’y a naturellement personne. Je me retrouve directement devant la façade de la cabine de transportation. Ma présence éveille aussitôt l’automate.

— Quelle destination ?

La voix se veut avenante. Faussement humaine.

— Mon habitat.

— Quel délai ?

            — Le plus bref.

            L’automate marque une pause.

            — Confirmez-vous votre dernière demande ? Si oui, veuillez la réitérer vocalement.

            — Oui je confirme. Une transportation. A mon habitat. Dans les délais les plus brefs.

            — Cela vous coûtera une demi-heure.

Je passe mon avant-bras dans le compteur. A quelques mètres de moi, dans la file des secondes classes, une dame de fort gabarit, qui tente vainement de dissimuler les moignons noircis des ses deux bras nécrosés, me dévisage avec un regard lourd de réprobation. Lorsque ses yeux de truie se posent sur le paquet de rêve que je tiens fermement serré sous mon bras, le reproche silencieux de son regard se mue en patente jalousie. Je détourne les yeux.

Le prélèvement passé, l’automate s’exécute.

            Un grand flash éclabousse mes rétines.

            Lorsque j’ouvre de nouveaux les paupières, je suis chez moi : mon habitat redessine les contours familiers de mon mobilier personnel. Je dépose le paquet de rêve sur le plateau de la tablette de mon salon et me dirige vers le coin de maintenance pour m’injecter ma quatrième dose d’hémoglobine de la journée. En passant par la cuisine, je m’empare au vol d’un nouveau mouchoir propre. Qui ne le reste pas longtemps.

 

 

 

            Je me tiens devant le paquet de rêve. Mon sang qui, depuis tout à l’heure, s’écoulait principalement de mes oreilles et de mes narines, concentre à présent son flux sur mes yeux. N’était la douleur, le tableau pourrait presque paraître poétique : un homme, assis dans son fauteuil, deux rigoles incarnates, semblables à des filets de larmes, roulant sur ses joues… Et tout autour, au-delà des parois désopacifiées de son salon, le vaste ciel s’ouvrant sur les bulles tournoyantes des habitats anonymes unanimement fondus dans un dégradé dégoulinant de pourpre et de carmin semblable à ses propres larmes de sang…

            Je passe le mouchoir sous mes yeux. Et l’en retire, toujours plus maculé.

Le paquet de rêve m’attend, déposé sur la surface de la petite table de mon salon. Je tends mes mains pour l’ouvrir. C’est alors que je note les longues stries noires qui parcourent la peau blanche de mes mains, remontant jusqu’à mes coudes. Le processus de transformation a fini par me rattraper… Et le temps m’est à présent plus que compter… Je tente de saisir le paquet de rêve. Mais mes doigts, aux extrémités noircies, sont gourds, et comme dépossédés de leur force. Je ne peux pas actionner le dispositif de libération… Je fulmine et jure. Il faut que je trouve un moyen… Invoquer quelqu’un ? Tous mes proches ne sont plus. Ou sont devenus autre chose. Il va falloir que je retourne en ville. Et cette perspective ne m’enchante guère… Si proche du but… Je me lève, vacillant, en proie à une cruelle frustration, et rejoins de nouveau le coin de maintenance de mon habitat pour formuler à l’automate une nouvelle transportation. Ce dernier m’assène les mêmes formules éculées :

            — Quelle destination ?

            — Le magasin d’électrolyse le plus proche.

            — Quel délai ?

            — Le plus court…

            — …Cela vous fera une heure et quinze minutes.

            De nouveau le flash.

            Puis de nouveau, la réalité. Désarticulée. Et tant redoutée.

 

 

 

            — Je n’ai plus les moyens d’ouvrir un paquet de rêve. Qu’auriez-vous à me proposer ?

            Des tas difformes se bousculent dans l’espace enfumé de la boutique. Ce sont des gens, déjà transformés pour la plupart. Qu’ont-ils encore d’humain ? Même le fond de leur regard n’est plus allumé par cette maigre étincelle d’intelligence ou d’empathie qui nous différencie de la bête. Certains ont abandonné le tissu de leur vêtement, devenu trop étroit pour contenir leurs muscles grotesquement déformés, et l’éclairage sommaire de la boutique glisse sur leur corps nu, faisant apparaître, par éclats, leur monstruosité. Ici, un homme s’est vu pousser le moignon d’un troisième bras entre ses omoplates, tandis que ses pieds adoptent désormais une impossible consistance solide. Là, une femme a développé une seconde bouche au milieu de son ventre, en lieu et place de son nombril, tandis que ses deux seins semblent être rentrés dans sa poitrine, y creusant deux orifices d’où suinte un liquide épais à la texture saumâtre. Le vendeur qui me fait face possède quant à lui la moitié du visage moulé dans une plaque d’acier. Son unique œil, dissimulé par le rideau d’une chevelure d’argent, a la taille d’un poing fermé. 

            Je me passe un mouchoir sur la figure, pour étancher le sang qui ne cesse de couler.

            — Un dispositif pour libérer un paquet de rêve ?        

            La voix me parait étrangement lointaine. Le vendeur pose sur mes avant bras le faisceau de son œil unique. Il distingue sur la surface de mes mains les longues stries noires, annonciatrices du changement inéluctable à venir.

            — …J’aurais peut-être ce qu’il vous faut.

            Il me conduit à travers sa boutique et me propose un automate d’assistance personnelle au coût évidemment prohibitif. Mais je n’ai pas le choix. J’accepte la transaction sans relever, et passe, comme à l’accoutumée, mon bras dans le compteur pour me voir prélever la somme de quatre heures et quinze minutes.

            Je quitte la boutique.

            Pour me rendre à la cabine de transportation la plus proche, je suis contraint de passer devant le mur des lamentations de la périville. Je ne tarde pas à arriver à sa hauteur. La foule amassée devant son pan immense m’impressionne par son nombre et témoigne bien des sombres temps à venir. Encastrés dans la matière de la muraille, des corps prisonniers se tortillent comme s’ils étaient la proie des flammes. Des bras, des jambes, des mains, crèvent la surface du mur et s’agitent avec véhémence comme autant de tentacules cherchant à accrocher un morceau de rêve. La chair prisonnière de la matière parasitaire poursuit sa vie de douleur. Aux pieds du mur, je remarque un homme que j’ai la plus grande peine à identifier comme tel : une tête énorme, boursouflée, aux bajoues tombantes, son œil droit remonté à hauteur de son front et son œil gauche affaissé au coin de sa bouche pour former une innommable dissymétrie, ses cheveux tombés découvrant un crâne bosselé, les extrémités de ses membres noircis, comme calcinés, son dos bardé d’excroissances flasques qui jaillissent, erratiques, en s’agitant mollement au rythme de ses mouvements. Il se tient agenouillé devant une femme âgé et nue qui lui présente son entrejambe béant.

           Je veux rentrer, maman, murmure l’homme.

            A l’aide des deux moignons qui lui servent désormais de mains, l’homme force sa mère à écarter les jambes. Il plonge son énorme tête dans l’orifice vaginale ainsi offert comme s’il désirait s’y frayer un nouveau passage. 

           Je veux rentrer, continue-t-il d’ânonner.

            Les jambes de la vieille femme s’écartent davantage sous la pression subie tandis que la porte rose de son ventre ne fait que s’élargir. L’homme y enfonce sa tête avec une espèce de désespoir et de rage obstinés. Il pénètre lentement la chair en prenant appui sur les genoux de la malheureuse. Les bras et les mains jaillis du mur des lamentations contre lequel la vieille est adossée s’entortillent rapidement autours de ses frêles épaules et de ses bras, passant sous ses aisselles, lui enserrant le buste, les seins, lui attrapant la nuque pour la maintenir immobilisée. La vieille femme ouvre la bouche pour hurler. Mais entre ses dents grêlées, sa langue a été tranchée, et il ne sort plus le moindre son de cette sombre cavité qui m’évoque sur l’instant, et par une curieuse association de l’esprit, un puit sans fond dans lequel va se coaguler l’inépuisable reflux des âmes condamnées. Bien qu’aucun son ne sorte de cette bouche, la souffrance hurle silencieusement sur son visage, elle hurle dans le fond de ses yeux exorbités, elle hurle au travers des ondes de pure douleur qui assassinent les rides de son fascié rubicond. L’homme, à force d’efforts, parvient à enfoncer le haut de son crâne dans les lèvres du sexe écartelé. Le sang se met bientôt à ruisseler sur son crâne et à le recouvrir, comme à la première heure.

Je veux rentrer, maman.

Peu désireux d’en voir davantage, je poursuis ma route, laissant à la foule de plus en plus nombreuse le loisir d’assister à la suite de ce sordide spectacle.  

            Je rejoins bientôt la cabine de transportation de première classe. Etonné de voir que je ne suis pas le seul à désirer l’emprunter.

            — Il faut soigner votre étanchéité, monsieur. Ou madame, peut-être ?

Je souris en m’épongeant les joues.

Monsieur, me sens-je obligé de répondre sur le ton de la courtoisie.

La créature se tenant debout à quelques mètres de la cabine n’est pas humaine. Peut-être l’a-t-elle été par le passé. C’est impossible à dire. Deux plaques chitineuses s’élèvent de part et d’autre de la longue tige fibranne lui servant de cou pour encadrer un visage hérissé de millier de petits piques d’acier semblables à autant d’épingles aiguisées. Deux pattes arquées taillées dans une matière à la blancheur osseuse lui servent à se mouvoir.

    Ils vont rouvrir la porte des étoiles. Je vais tenter ma chance là-bas.

Ce qui explique sa présence devant la cabine de transportation des premières classes.

— Je n’apprécie pas la tournure que prend votre monde des hommes, ajoute-t-il. Les processus de rédemption n’ont jamais rien amené de bon, chez quelque être vivant de quelque espèce que ce soit. Beaucoup d’entre vous sont partis et ne reviendront pas.

            La clarté d’esprit dont fait preuve l’étranger n’est pas sans éveiller en moi le désir de poursuivre la conversation. Je suis sur le point de lui retourner ma réponse, mais il ne m’en laisse pas le temps : sans prévenir, son corps se met à ondoyer. J’ai tout juste le temps d’observer le reflet d’un sourire se former sur son étrange visage avant qu’il ne disparaisse sous mes yeux. Un cuisant sentiment de jalousie me tenaille alors : j’envie sa faculté de pouvoir échapper à ce niveau défectueux de réalité, sa capacité de pouvoir se défaire des chaînes aliénantes de la fatalité pour aller voguer vers des cieux de lumières qui me resteront à jamais inaccessibles… Je me surprends à haïr ce que je suis devenu. Et l’espèce à laquelle j’appartiens malgré moi : celle des hommes. 

            Je m’essuie machinalement le front et le menton avec mon mouchoir déjà rendu inutilisable. Puis je programme ma destination à l’automate de transportation. Qui me prélève en retour une heure et quinze minutes

 

 

 

J’y suis. Enfin. Tout proche. Mourir de rêve… Quel sort plus enviable ? Dans ce monde déjà mort, c’est un peu ma Porte des étoiles… Je dépose l’automate d’assistance personnelle tout près du paquet de rêve, et j’actionne sa mise en marche. La chose s’éveille :

— Bonjour. Je dispose d’une durée de vie d’un quart d’heure. En quoi puis-je vous être utile ?

— Je voudrais que vous ouvriez le paquet de rêve qui se trouve à vos côtés, sur la table de mon salon.

— L’ouverture ou l’aide à la mise en fonction de tout produits dérivés de la firme du monde des songes ne peut se voir exécuter sans que le propriétaire dudit produit ne verse une taxe à ESCE afin de couvrir les risques collatéraux encourus…

Je muselle la bouffée subite de rage qui me monte à la tête. La concrétisation de mon rêve, si proche, redevient sur l’instant un continent lointain… Je déglutis péniblement tout en me passant un mouchoir sur mon visage ruisselant. Ruisselant de sang.

— Et à combien se monte le surcoût ?

Quatre heures et quarante cinq minutes, monsieur. La somme peut-être directement prélevée à votre domicile, par le biais de votre module de maintenance.

Je me lève d’un bond et me précipite vers le coin de maintenance de mon appartement.

Dans le ciel, sur ma droite, au-delà des parois transparentes de ma cuisine donnant sur un immense agglomérat de nuages gris boursouflés, une série de bulles amorce sa lente descente vers la surface d’un océan qui n’est plus que flammes, tandis que les demi-soleils, crevant de leur douleur sourde la croûte de l’horizon, ruissellent des sentiers de gloires et de lumières qui semblent se déployer jusqu’aux confins galaxiés.

La Porte des étoiles est de nouveau ouverte.

Arrivé devant mon module de maintenance personnel, je me livre au prélèvement en me disant intérieurement, et non sans une certaine jubilation, qu’il s’agit là de mon ultime don aux Métas… Puis je retourne à mon salon. La douleur qui me cloue au plancher de la réalité, ainsi que le mal-être qui me ronge pernicieusement de l’intérieur, s’estompent tout deux devant la joie que m’impose la réalisation imminente de mon projet. Même le sang qui poursuit son écoulement obstiné des orifices de mon visage semble un peu moins chaud, et un peu moins épais qu’à l’accoutumée.

Je m’installe dans mon fauteuil.

— La taxe vient d’être payée.

— Effectivement. Le Centre d’ESCE vient de me produire la confirmation.

— Vous pouvez donc accéder à ma demande ?

Je constate que le timbre de ma voix est légèrement voilé, que les mots tremblent dans ma bouche, comme si, êtres bien vivants, ils étaient agités d’imperceptibles frissons. Est-ce la crainte qui me fait réagir de la sorte ? Ou plutôt le fragment entraperçu d’une fatalité que ma raison se refuse à considérer et qui néanmoins, est bien là, présente, pesante, menaçante, au-dessus de ma tête ?

L’automate d’assistance personnelle devrait me répondre et m’obéir dans les plus brefs délais. Or, il reste muet. Figé, à quelques centimètres du paquet de rêve.

Je l’interpelle de nouveau. La colère de ma voix faisant place à la crainte. Mais l’automate demeure immobile.

Comme si je n’existais simplement plus…

La peur, le désespoir, la haine, tous ces courants nauséabonds se mêlent en moi pour submerger les derniers vestiges de ma lucidité. Je me jette sur l’automate et le renverse par terre. Il tombe sur le sol translucide et roule aux pieds de la croix christique de mon salon en produisant un bruit de carcasse métallique. Puis je m’échine sur le paquet de rêve en me servant vaille que vaille de ces mains aux extrémités déjà noircies… Mes mains qui, sous mon regard impuissant, sont en train de devenir deux bouts de chair morte et inutile, les rameaux crevés d’un tronc pourri qui se gangrène de l’intérieur… Il m’est tout bonnement impossible d’actionner le dispositif de libération du paquet de rêve. Je suis comme un petit garçon impuissant devant la porte condamnée de l’armoire renfermant ses plus beaux jouets. Je suis comme le vieillard esseulé et fatigué qui ne peut retrouver le fil réconfortant de ses souvenirs perdus. Je me fais honte. Je me maudis.

Alors, je cesse mes gesticulations veines.

Et alors, dans le calme placide de mon appartement, la fatalité me rattrape. Elle me rattrape et diffuse à ma raison son venin mortel… Car je commence à comprendre…

Depuis des semaines… Je ne tiens aucun compte… Je dépense sans compter. Je laisse tout fuir, tout s’écouler, tout filer sans retenir… La somme de mes crédits durement acquis… Qui s’écoulent sur les cendres de la réalité comme mon sang sur mes joues…

Le frisson qui agitait il y a peu les mots sortant de ma bouche se contamine maintenant à tout mon corps… Un mauvais rire me secoue les entrailles… La perspective d’une redoutable ironie du sort, ce concept habilement illustré par les contes et les légendes d’une époque révolue. Le pas pesant, je me dirige vers l’unité de mon module de maintenance pour interroger ma banque personnelle que je n’ai pas consultée depuis une éternité… Et la réalité me rattrape violemment, et me gifle tout entier, avec la violence d’une pluie de coups.

Oui… J’ai dilapidé tout mon temps de vie… Tout ce quotas gratuitement dépensé, sans réserve, depuis des mois et des mois… Et probablement, il ne me reste plus rien…

Ma banque de vie me fournit la terrible confirmation… En affichant, sur un pan de ma peau, le chiffre fatidique…

Une minute et trois secondes.

Une minute et trois secondes. Avant de mourir.

Jamais assez pour pénétrer le rêve, et partir, comme je l’espérais, en grande pompe…

Je tombe à genoux. J’aimerais être pris de ce rire franc, rigoler de cette cuisante ironie du sort dont je suis la victime… Mais je n’y parviens pas.

J’aurais passé la fin de ma vie à courir après le rêve, et je meurs à ses portes…

Consumé par mon propre espoir…

Abandonné sur le plateau creux de ma table, la boîte de rêve semble me sourire. Sur sa surface polie, je crois distinguer des dizaines de visages éplorés. En dépit de leur déformation obscène, je reconnais les faces contrites de mes proches : parents, frères, sœurs, oncles, tantes… Le chaînon de mon sang déjà broyé par le mouvement de l’entropie terminale, c’est la transformation qui me gagne. Il est temps de les rejoindre. Tous. Et de sceller l’union de nos mémoires qui se délitent. Dans la souffrance. Et dans le sang.

Publié dans Nouvelles

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