Post Mortem

Publié le par Lukas

          Une nouvelle rédigiée peu après la lecture de La Route de MC Carthy. L'enjeu était de reprendre les figures de ce père et son fils poussant un caddie, et de développer une nouvelle sous forme de conte en détournant l'aspect mystique de la réflexion de l'écrivain et en inversant sciemment les différentes valeurs qui nourrissent sa vision.

 

 

 

 

           — Dit papa, quand est-ce qu’on meurt ?

Le père et son enfant marchent sur un long sentier de lumière qui sinue à travers les nuages. Ils poussent devant eux un antique caddie à l’armature rouillée, rempli à ras bord de membres humains tronqués : ici un bras, ici une jambe, ici un pied… Les plaies encore saignantes des moignons tapissent le sol de gouttes incarnates formant comme un long sillon qui va se perdre dans le lointain, là où leur marche a commencé. Sur leurs traces, une armée grouillante de minuscules anges aux courtes ailes. Leur tâche paraît bien ingrate : ils s’affairent, avec leur petites pognes, à nettoyer le parterre ainsi souillé. Une tâche ingrate, mais aussi mortelle. Car il arrive que l’enfant, ne prêtant guère attention à ce qui se joue alentour, écrase sous la plante de son pied un angelot trop zélé. Le petit corps éclate alors, tel un poussin blanc, aspergeant le sol d’une nouvelle giclure ensanglantée que ses petits collègues s’acharnent à effacer, jusqu’à ce que ce curieux manège recommence, à l’infini.

            — Bientôt, mon enfant. Bientôt.

            La marche du père et du fils leur apparaît éprouvante. Pour une raison somme toute saugrenue : ils ne ressentent rien. Ils sont vides. Vidés de toute sensation… Ils ont beau avancer pied nu sur la surface accidentée du chemin de lumière depuis un temps indéfini, aucune gêne ne vient entraver leur progression. De même, le soleil à son zénith qui les placarde de ses rayons fauves ne les réchauffe ni ne les accable. Aucune sensation. Comme si leur corps était fait de coton…

            — Dit papa… Quand est-ce qu’on meurt ?

            — Bientôt, mon enfant. Bientôt.

Le père et l’enfant continuent donc de cheminer sur le sentier. Les roues du caddie, récalcitrantes et mal graissées, geignent en poussant de petites couinement rouillés, tandis que goutte à goutte, le sang poursuit sont lent épanchement au travers des maillages métalliques. Bientôt, au devant de ce curieux cortège, se profile une silhouette. Trop lointaine pour que le père puisse en distinguer les traits. Faisant signe à son fils de garder ses distances et de rester en retrait avec le caddie, le père avance, le pas quelque peu hésitant, vers la silhouette. Il lui apparaît rapidement qu’il s’agit de la Mort. Un grand corps roide comme le manche d’une faux, portant une impeccable robe de ténèbres, le fascié recouvert d’un masque crânien chenu. Les cavités béantes de ses orbites creusées semblent s’ouvrir sur un pan de pure ténèbre. La Mort… Et sous la rigidité immaculé du masque mortuaire, pas le moindre pli de chair.

            — Bonjour. Etes-vous la mort ?

            La silhouette faisant face au père garde le silence. A-t-elle entendu la question qui lui était adressée ? L’a-t-elle seulement comprise ? Le père, cependant, poursuit :

— Voilà… Je vous explique notre situation… Nous avons atterri ici, mon fils et moi, et nous voudrions simplement mourir… Cela fait des heures que nous déambulons vainement sur ce sentier… Et mon fils commence à s’impatienter… Pourriez-vous nous aider ?

            — Ils arrivent. Dans les flammes.

            La Mort a parlé. Une voix comme mille caillasses qui se fracassent dans les abîmes d’un océan sans fond…

            — Ils sont presque là

            Le père secoue la tête. Bien que les propos de la silhouette lui soient intelligibles, il n’en comprend absolument pas la signification…

            Brusquement, la longue silhouette lève ses deux bras vers le ciel dans un geste tout à fait théâtrale. L’éclat blanchâtre de ses os excite le soleil. Et comme en réponse à l’impériosité de son mouvement, de part et d’autre du sentier de lumière, et crevant le duvet ouaté des nuages agglomérés, des corps ailés dévorés par les flammes jaillissent, déchirant le tissu du silence de leurs hurlements stridents. Ils se tordent, ils gesticulent, ils se recroquevillent, comme pour échapper par leurs contorsions endiablées à la combustion immanente. Mais rien n’y fait. Le feu dévore leur peau, racornissant leur chair, embrasant leur chevelure, pénétrant leur bouche, leurs narines, leurs oreilles. Les léchant telle une gangue dont on ne peut s’extraire. Puis ils retombent aussi brutalement qu’ils se sont élevés, et la mer de nuages, un instant trouées par leurs formes rutilantes, les engloutit de nouveau, refermant sur eux son infini linceul pour retrouver son étale placidité tandis que tout autour le silence, presque assourdissant, retombe avec le fracas d’un ultime soupir.

            Le père en reste coi. Yeux en soucoupes. Mâchoire affaissée. Il sursaute lorsque la Mort s’adresse à lui :

            — Vous désirez donc mourir ?

            Le père frissonne. Avant de rassembler ses esprits.

            — Oui ! C’est cela… Mourir… Mon fils et moi. Simplement mourir.       

            Lorsque le sort semble mourir, la Mort semble sourire.

            — Mais mon pauvre monsieur… Vous êtes déjà…morts…

            Le père parait troublé.

            — Cela ne peut être, puisque je suis en train de vous parler. Mais peut-être devrais-je exprimer ma demande autrement… Voilà. Mon fils et moi ne voulons simplement plus exister. Ne plus être ici. Trouver le repos. Nous éteindre pour de bon… Fermer les yeux, puis…hop ! Plus rien.

            — Ah. C’est une curieuse demande que vous me formulez là, répond la Mort. Et je ne peux y accéder. Adressez vous au Père pour ce genre de formalité. Ce sera plus simple. Bien que je ne puisse vous garantir qu’il exauce votre souhait. Cela va sans dire. Le Père est très capricieux, ces derniers temps. Et ses desseins obscurs sont bien difficiles à cerner…

La Mort parait soudain perdue dans de sombres pensées. Revenant à la réalité, elle tend un index squelettique en aval du sentier de lumière.

            — Vous trouverez son domaine en poursuivant votre route. Soyez polis. Et patients. A présent, veuillez m’excuser. J’ai encore beaucoup de choses à faire souffrir.

            Le père s’en retourne vers son fils.

            — Ça y est, papa ?

            — Bientôt, mon enfant. Bientôt… Nous devons marcher encore un peu.

            Le duo se remet en branle, caddie brinquebalant et soupirs las, suivi de l’actif cortège de petits anges qui frottent de leurs minuscules mains les tâches abandonnées sur le sol. En passant devant la haute silhouette de la Mort, l’enfant, intimidé, garde résolument son regard braqué sur le sol. La Mort le contemple de ses orbites vides, comme subitement traversée par une pensée émérite. Avant de retourner à son occupation.

 

•  •

 

            — Dit papa, elle est où maman ?

            Toujours la marche éreintante, avec leur corps comme sucé de ses sensations.

            — Maman ? Hum… Elle doit être en bas.

            — Où ça en bas ?

            — Hum… Tout en bas.         

            — Tu veux dire, sous les nuages ?

            — Oui. C’est ça. Sous les nuages.

            — Et pourquoi elle n’est pas avec nous ?

            — Probablement parce qu’elle a fait des bêtises.

            — Des bêtises ? Tu veux dire comme quand j’ai fait tomber le poste de télévision de la salle à manger par terre ?

            — Hum… Oui. Et plus graves encore…

            — Des bêtises plus graves ! Ça existe ?       

            — Oui, mon fils… Ça existe…

 

•  •

 

            Ils arrivent bientôt en vue du domaine. Après une bifurcation, le sentier marque un embranchement qui se divise en trois portions de route. Une statue d’ange se tient immobile à l’intersection, tenant serrés entre ses doigts sans ongle des pans de chair sur lesquels sont gravées, en lettres de sang, quelques indications sibyllines. L’enfant, pris d’une envie subite de se délier les jambes, abandonne le caddie et s’élance vers la statue.

            — Fils ! Attend.

            — Je vais lire les pancartes, papa ! Je vais les lire !! Comme sur les magasins d’autoroute !!

            Le père maugrée dans sa barbe et accélère le pas en poussant le caddie.

            — Bonjour monsieur l’ange. Vous me semblez bien immobile. Dit l’enfant d’un air espiègle. N’avez-vous pas trop chaud ?

            La statue de taille imposante, comme taillée dans un bloc de marbre, darde sur l’horizon un regard scrutateur, à la fois vigilant et solennel. L’enfant tend une main vers son bras. Ses petits doigts entrent en contact avec la surface minérale. Soudain, un mouvement. Totalement imprévisible. Les ailes de l’ange se déploient derrière son dos, immenses et puissantes, battant les airs. Le petit sursaute, terrifié. Il amorce un pas en arrière, trébuche sur une aspérité du sentier, et part à la renverse en tombant sur ses fesses. Le père, pris de panique, abandonne le caddie et accourt.

            La statue de l’ange prend vie sous leurs yeux ébahis. Son visage exsangue se teinte de couleurs, ses prunelles s’allument, sa peau de pierre adopte une consistance charnelle tandis que l’acier de ses ailes majestueuses laisse place à un généreux duvet de plumes…

            L’ange laisse choir les deux pans de chair qu’il tenait entre ses mains. Puis il dévisage longuement l’enfant.

— Merci de m’avoir libéré, petit homme. Cela faisait bien longtemps que j’attendais la venue d’un mort.

            — Nous ne sommes pas morts ! réplique le père plus sèchement qu’il n’aurait voulu.

            L’ange se tourne vers lui :

— Peut-être, peut-être… En tout cas, je vous suis redevable. Que cherchez-vous en ces lieux oubliés ?

            — Nous souhaitons gagner le domaine du Père.

            L’ange plisse le front.

            — Vous n’êtes pas bien loin… Mais il vous faudra pouvoir y entrer…  

            Se tournant pour désigner d’un mouvement du menton un large édifice cruciforme perçant le tapis de nuages :

            — Voici le domaine du Père… Vous n’avez qu’à poursuivre votre marche en empruntant le chemin septentrional.  

            Puis, plongeant une main délicate dans la toison de ses ailes pour en arracher une plume et la tendre au père :

            — Prenez ceci. Et présentez le au gardien du domaine. Il devrait vous laisser passer.

            Le père hésite. Le fils, moins sourcilleux, se saisit spontanément du don :  

            — Merci monsieur l’ange.

            L’ange lui sourit.

— Merci à vous, mes amis. Je vous souhaite à tous deux bonne route !

            Sur ces mots, l’ange agite ses ailes. Dans un grand froissement de plumes, son corps gracieux se soulève du sol et s’élève vers les hauteurs du ciel. Bientôt, l’ange n’est plus qu’un petit point qui se perd sur l’horizon.

            — Où va-t-il, papa ?

            L’enfant tripote entre ses doigts la plume offerte.

            — Je ne sais pas mon fils… Un peu plus haut, sans doute.

 

•  •

 

—    Dit, papa. Pourquoi est-ce que nous sommes tout seuls ?

—    Je ne sais pas, mon fils. Peut-être pour ne pas être dérangés.

—    Tu n’es pas fatigué ?

—    Non.

—    Tu n’as pas mal ?

—    Non.

—    Je voudrais avoir mal, moi, papa.

—    Et pourquoi ça, mon fils ?

—    Pour être sûr que j’existe.

 

•  •

 

Quelques mètres encore et le père et son fils arrivent en vue d’imposants remparts à la pierre blanchie, muraille de roche qui cerne le domaine du Père. Un lourd portail à deux battants, arborant une grille aux barreaux argentés, en condamne l’accès. Maintenue à bonne hauteur par ce qui a toute l’apparence de fines veinules, un panneau de chair proclame vaille que vaille de ses lettres de sang : Priez avant d’entrer, sur le parfait ton de l’injonction. Dans le ciel d’un bleu impeccablement uni, le soleil, toujours à son zénith, écrase toute chose de ses rayons ardents. La lumière prise dans le fer de la grille se reflète en un bourgeonnement d’irisations qui fait comme un grand cri de lumière. La lumière pourrait être belle. Elle n’est qu’aveuglante.

L’injonction épinglée sur le portail interpelle le père. Elle le fait s’interroger.

Je n’ai jamais été un fidèle, pense-t-il. Pas même un petit pratiquantJ’ai plus sûrement adoré l’idole du chaos et de l’entropie. Peut-être paye-je aujourd’hui le prix de mon incurie

— Papa ? La grille semble fermée. Comment allons nous entrer ?

Le père s’extirpe de ses pensées. Il observe un instant son fils. Petit bout d’homme qui se tient debout, sur le chemin de lumière, devant l’imposante armature de la grille, son petit corps serré dans le tissu de son maillot élimé, la plante de ses pieds nus badigeonnée du sang des petits anges écrasés sous sa foulée. Le père sait qu’il devrait trouver cette vision absurde. Comme il devrait trouver étrange cette indésirable association de couleurs, de sensations qui prédominent tout autour : le blanc et le bleu de la sérénité, de la plénitude, et l’incarnat omniprésent du sang, du feu, sous-jacent à une sorte de violence tue mais terrible, et prête à se déchaîner…

Le père se sépare de son caddie. Il rejoint son fils devant la grille.

— L’ange nous a parlé d’un gardien… Mais je n’en vois aucun, commente-il.

La marée des angelots affairée à nettoyer les souillures de leur caddie se tient désormais en aval du sentier. Le père constate que les êtres minuscules se sont tous agenouillés, les mains jointes, paupières abaissées, leurs petites ailes rabattues derrière leur dos dans une attitude pieuse.  

— Papa. Ne trouves-tu pas étrange que nous puissions comprendre les caractères inscrits sur le panneau ?

L’enfant a pointé un doigt en direction du panneau de chair. Le père le parcourt de nouveau.

Priez avant d’entrer.

— Peut-être que nous devrions nous exécuter, murmure le père.

— Tu veux dire, nous suicider ?

Le père sourit et secoue très légèrement la tête :

— Non, non… Je veux dire, faire ce que la pancarte nous intime… Prier… 

Le fils fait la moue.

— Mais comment fait-on, papa? Je veux dire, pour prier.

Le père fixe son enfant.

— Il suffit d’adresser à Dieu nos pensées. Ce n’est pas bien compliqué… L’idéal serait de lui adresser une prière. Laisse-moi m’en charger, fils…

Le père s’approche de la grille d’argent. Il s’agenouille, joint les mains, et ferme les yeux. Ses lèvres commencent à murmurer une psalmodie tirée du fond des âges, la seule que sa mémoire ait conservée en dépit du passage des années :

Notre Père qui êtes au pieu, que ton nom soit scarifié, que ton règne peine, que ta volonté soit abstraite sur la terre comme au fiel

La litanie, régulière, hypnotique, s’élève dans les airs. Le père poursuit sa récitation. Sans résultat. L’enfant, las, commence à s’ennuyer. Il passe le temps en lissant de la pulpe de ses petits doigts la plume que l’ange lui a remise. Il est sur le point d’interpeller son père lorsque une chose pour le moins inattendue se produit : les barreaux argentés de la grille du domaine se mettent à se mouvoir, à s’animer, à palpiter, pour se transformer en choses bien vivantes : des têtes reptiliennes se mettent à couronner leurs extrémités supérieures, langues sifflantes jaillissants de leur gueule triangulaire, tandis qu’une oscillation progressive se communique à tout leur corps. Bientôt, tous les barreaux de la grille ne sont plus qu’autant d’hydres mouvantes, se répondant dans une cacophonie de feulements vindicatifs, leurs yeux rutilants vicieusement braqués sur celui qui semble avoir soudainement interrompu leur hibernation. Cent voix fondues en une se mettent à tonner, coupant le père dans sa prière :

— Qui êtes-vous pour oser venir troubler le sommeil des gardiens ?

Le père se redresse et recule de quelques pas.

— Nous venons rendre visite au Père, affirme-t-il avec aplomb. C’est la Mort qui nous envoie.

Les hydres sifflent et crachent de plus belle :

— Et pour quelle raison ?

C’est le petit qui, cette fois, prend la parole en venant se placer à hauteur de son père :

— Nous voulons simplement mourir.

Les têtes reptiliennes perchées sur leur corps longiligne, dodelinent, comme pour jauger cette dernière affirmation. Les cent voix fondues en une poursuivent :

— Mais vous êtes déjà morts…

Le père reprend :

— Non. Si nous étions morts, nous ne serions pas là ! Nous ne voulons plus être là ! Nous ne voulons plus exister. Ne plus voir. Ne plus entendre. Ne plus avancer. Nous éteindre, simplement. Disparaître dans le néant. N’être plus que rien.

Il se passe un temps avant que les gardiens ne reprennent la parole :

— Alors vous devez nous faire don d’un présent pour que nous vous laissions passer. C’est ce qu’exigent les écrits sacrés…

L’enfant, sans hésiter, s’approche de la grille transformée en herse ondoyante. Il tend de sa main la plume blanche, la présentant, telle une offrande, aux gardiens du domaine. Les cent têtes se penchent, admirant le présent offert.

— Une plume d’ange. C’est un présent de valeur. Que nous acceptons.

Sifflements perçants du fond de cent gorges. La plume est comme happée par une force invisible. Elle quitte l’étreinte délicate de l’enfant, s’envole, puis retombe dans la gueule des hydres qui s’en disputent furieusement la collation. Cependant, tel un rideau de cordes qui se soulèvent, les corps reptiliens s’espacent pour ouvrir un passage au père et à son fils. Le père, peu hésitant, retourne au caddie et le pousse vers l’avant. Le fils lance un dernier regard aux barreaux animés puis un aux petits angelots demeurés en arrière.

—    Mon fils ! Suis-moi !

Le père et l’enfant franchissent ensembles l’ouverture. A leur passage, le portail se referme  presque immédiatement pour adopter de nouveau une consistance solide. Le fils, légèrement inquiet, se tourne vers son père :

— Pourrons-nous sortir ?

— Je ne sais pas, mon fils. Je ne sais pas…

 

•  •

 

—    Je n’ai pas faim, papa…

—    Oui, mon fils. Je sais…

—    Et je n’ai pas sommeil non plus…

—    Oui… Je sais.

—    Pourquoi est-ce que je ne ressens rien, papa ?

— Je ne sais pas… Probablement parce que nous avons laissé un bout de nous-même derrière nous, avant de venir ici.

— Tu penses qu’on est morts ? Tu penses que c’est ça, être mort ? Vivre encore sans rien ressentir ?

—    Non. Etre mort, c’est ne plus être.

—    Alors que faisons-nous ici ?

— J’ai mon idée sur la question, fils. Pour tout te dire, je pense que ça a à voir avec ta mère. Mais peut-être que le maître des lieux nous fournira plus d’explications. Peut-être aussi qu’il nous écoutera, et qu’il finira par exaucer notre souhait.

—    Et nous serons morts pour de bon, alors ?

—    Oui, mon fils. Nous serons morts pour de bon.

 

•  •

 

Ils traversent un vaste jardin. L’herbe y pousse argentée, luisante de mille reflets. Des arbres étranges jaillissent du sol : il s’agit de corps humains, cristallisés dans des postures grotesques, leur fascié figé sur des masques de pure douleur : bouches hurlant un cri silencieux, nez froncé, yeux exorbités présentant l’orbe de pupilles prises dans la corne d’une cataracte laiteuse, muscles crispés. L’écorce de ces arbres humains, à trop avoir été cogné par les rayons du soleil, a fini par adopter une étrange couleur d’acier, comme si de la cendre lunaire s’était mystérieusement écoulée des cieux pour les envelopper dans son linceul. Tout brille en ce lieu. Tout miroite avec une violence teintée d’insolence. Mais l’intensité de cette lumière qui se réverbère sur le tapis d’herbe et sur les poses des statues de chairs n’est pas faite pour rassurer. Elle agresse, elle blesse l’œil par sa crudité. Ici, on plonge dans un nulle part froid et insensible. Ici, on ne se sent pas humain.

Le père et le fils devraient se montrer effrayés. Mais ce macabre spectacle n’entame pas leur volonté, et c’est seulement le pas un peu plus pressé qu’ils traversent ce jardin des supplices.

Enfin, ils arrivent devant l’immense édifice cruciforme du Père. La croix gigantesque, qui élève son sommet vers de vertigineuses hauteurs, comme désireuse de perforer le cœur galaxié de son dard insolent, repose sur une base circulaire taillée dans une matière que le père et le fils peinent à identifier. La surface des murs convexes est en effet recouverte d’un curieux enduit grisâtre qui arbore des milliers de petites tubulures huileuses se chevauchant en trames spongieuses.

Semblables aux circonvolutions formées par la matière grise du cerveau…  

Le père fait un pas machinal en arrière. Puis, afin de ne pas laisser à son fils le temps d’en comprendre davantage, l’incite à se diriger prestement vers l’unique porte qui marque l’entrée du divin repère.

Le père et son enfant s’approchent, traînant leur caddie fatigué. Les deux battants de la porte, à l’échelle de la construction, s’ouvrent, immenses, sur un corridor où les ombres se meuvent. Nulle créature n’en garde l’accès, mais un souffle chaud et palpitant court le long des parois, comme exhalé des entrailles puantes d’un monstre millénaire. Cette exhalaison charrie des odeurs abominables dont le père et le fils ne veulent pas percer l’origine.

Le père jette un coup d’œil interrogateur à son fils. En réponse, le petit opine fermement du chef pour marquer sa décision.

Les deux êtres s’enfoncent dans le boyau. La lumière du soleil palpite un instant avant de les abandonner. Les ténèbres accompagnent désormais leur avancée, et seul le silence reste leur compagnon fidèle. Un silence qu’entrecoupe le chuintement lancinant des roues bancales du caddie. Leur vision s’accoutume peu à peu à l’obscurité. Au-delà des parois concaves du corridor, des formes imprécises commencent à se mouvoir. Le fils sursaute, sans pour autant ralentir sa marche. Il plaque son regard sur l’avant du tunnel. Là-bas. Sur le fond que l’œil ne peut capturer. Concentrant toute son attention sur ce champ de noirceurs.  Pourtant, les formes au-delà des murs l’interpellent. Comme si elles susurraient son nom à la lisière du silence. Alors l’enfant ose une œillade. A la dérobée. En angle mort. Et que voit-il alors ? Sinon des morts… Surgis de son esprit. Un enfant qui flotte, tel un spectre, à plusieurs mètres du sol. Son visage bleui, ses lèvres noires, ses pupilles évidées. Sa chevelure en pagaille semblable au lacis ébouriffé d’une méduse. Ce fantôme, l’enfant le reconnaît. Bien sûr, il ne pourrait le nommer, ni même le rattacher à quelque épisode de son passé, mais il sait, au plus profond de lui-même, que ce spectre est la matérialisation de l’un de ses souvenirs arraché au magma de sa mémoire.

Kevin ? Paul ? Dimitri ? Aziz ?

L’enfant mort oscille lentement d’avant en arrière, comme un fanion léger pris dans les courants du vent. Il fixe son regard concave sur l’enfant. Un regard vide. Comme tout le reste tout autour. Comme ce grand gouffre inquiétant que le petit ressent en lui depuis le début de sa marche. D’autres formes se matérialisent, diaphanes et éthérées. Un être à la peau transparente, qui laisse entrevoir la cartographie humide de ses muscles sous-cutanés, comme ces visages inhumains, horriblement dépecés, qu’exhibent avec indécence certains manuels de biologie. L’être entame un sourire édenté. Sa langue, noirâtre et gonflée, s’agite en son palais tel un serpent fou prisonnier d’un terrier, rappelant à l’enfant les hydres gardiennes du portail rencontrées il y a peu. Rampant derrière les parois, à même le sol, un chien râblé au corps entièrement glabre, se tient debout, fermement campé sur ses six courtes pattes. De ses orbites canines jaillissent deux longs tentacules qui fouettent l’air avec véhémence. L’enfant croit discerner, à hauteur de son abdomen, sur ses flancs amaigris, les pupilles luisantes de ses yeux ayant, par une abomination dont seule l’obscurité semble avoir le secret, glissés sous le cuir de la peau pour remonter une partie de son corps.

L’enfant détourne la tête, et ferme un instant les paupières. Il se demande si son père est sujet à de semblables visions. Si lui aussi aperçoit des figures spectrales, des démons chevelus tirés de sa mémoire, ou d’un passé qui ne lui appartient plus. Mais l’enfant ne veut pas l’inquiéter inutilement. Aussi, juge-t-il plus sage de conserver le silence.

Une lumière ténue se précise peu à peu au-devant. Une fluctuation lumineuse qui asperge les murs, pareille au reflet vacillant de la flammèche d’une bougie.

— Nous arrivons, mon fils. Tout cela va bientôt prendre fin, murmure le père. 

Et en effet. Quelques pas encore, et ils parviennent au bout de l’interminable corridor. Des miasmes délétères les cueillent alors, leur giflant le visage. Odeurs de chair brûlée, effluves d’excrément et de sang mêlés. Le père et l’enfant, traînant toujours leur antique caddie, débouchent sur une immense salle dont il est difficile de cerner les limites. A quelques mètres du sol, lévitant dans les airs par un obscur procédé, des flammes disposées à intervalle régulier dissolvent l’obscurité ambiante dans une luminosité glauque, souffreteuse, sans cesse hésitante, qui anime mille ombres fébriles. Petit à petit, le regard s’accoutume à l’éclairage. Des formes se précisent.

Et Dieu apparaît. Au centre de cette vaste caverne. Un être monumental à l’échelle de son édifice. Une masse énorme faisant couler ses replis de chairs replets, faisant pleuvoir en lourdes cataractes ses courbes affaissées, ses bourrelets flasques, ses lambeaux de peau lippus et pendouillant. Dieu est là. Dominant son domaine. Ecrasant toute chose de sa divine présence. Une véritable montagne taillée dans la chair molle et la graisse épaisse. L’éclairage des flammes pourlèche les ourlets de sa peau nue mouillée de sang, enrobant sa taille monstrueuse dans un halo palpitant. Le père et l’enfant s’avancent. Leurs pieds nus glissent, manquant de leur faire perdre l’équilibre. Les regards s’abaissent subrepticement sur le sol. Pour constater que celui-ci est entièrement maculé d’une substance liquide, gluante : du sang. Des litres et des décalitres de sang. Le père et l’enfant relèvent la tête. Car un bruit sourd vient d’attirer leur attention. Une sorte de martèlement obstiné, qui se produit à répétition. Le père balaye du regard les alentours avant de cerner l’origine de ce bruit. Là-bas. Et ici. De tout côté. Dans une vision macabrement panoramique. Contre les parois extérieures des murs transparents de la salle. Contre leurs reliefs bosselés imitant les ondulations charnelles du maître des lieux, et celles, plus noueuses, du crépit extérieur de son repère. Des gerbes de sang. De vives éclaboussures. Qui jaillissent. Comme le suc de framboises trop mûres lancées contre un mur. Le père plisse les yeux. Et discerne ce qu’en un autre temps il n’aurait jamais voulu voir. Ce sont des enfants. De tout petits enfants. Par centaine. Par millier, peut-être. Entièrement nus. Qui prennent leur élan, derrière le mur transparent cernant la salle du trône, profitant du large espace aménagé entre ce mur circulaire et une enceinte secondaire. Les enfants se précipitent, la bouche ouverte, leurs yeux exorbités comme ceux de veaux malades. L’éclairage vacillant des flammes découpe, par intermittence, des carrés brillant sur leur peau blanche. Ils se projettent, tête la première, contre l’obstacle solide qui se dresse devant eux. Telle une armée de fous furieux. Que cherchent-ils ? A aucun moment, ils ne ralentissent leur course effrénée. Forts de la cadence que leur octroient leurs jambes déliées, ils projettent leur crâne en avant, de toute leur force. Leur tête devient un projectile. Un boulet blanc lancé par une volonté folle. Les petits crânes rencontrent la paroi extérieure du mur au sommet de leur course. Certains explosent tout bonnement. Pareils à une coquille pleine. De la matière grise jaillit des crânes fendus, et de multiples taches pourpres qu’annonce la cacophonie d’un bruit sec de concassage, bourgeonnent sur le pan du mur. Mais les taches de sang ne restent pas sur la matière transparente. Elles y coulent sans laisser de traces. Elles roulent en flots clapotants vers le sol, où elles sont détournées par le biais d’un système de canalisations dont les entrecroisements complexes convergent en étoile vers un seul et unique point : le centre de la salle du trône, qu’occupe le Père.

Le fils contemple un instant cette scène :

— Papa ? Que font-ils ?

Sa voix n’est pas même froissée par l’émotion…

— Peut-être tentent-ils de trouver ce que nous recherchons ?

Une voix de colosse tonne soudain, fracassant la régularité des chocs sourds provenant des parois extérieures :

— Qu’êtes-vous venus faire en ma demeure, petits hommes ?

Le père se redresse, reprenant contenance. Il franchit d’une foulée décidée les derniers mètres qui le séparent de la monstruosité divine, caddie en mains. Son fils lui emboîte le pas. Une fois parvenu à bonne hauteur, le père s’exprime, sans hésitation :

— Nous voulons mourir, mon fils et moi. Les êtres que nous avons rencontrés tout au long de notre périple nous ont fait comprendre que vous étiez le seul, en ces lieux, à pouvoir exaucer notre vœu.

La masse de chair qui leur fait face est parcourue d’un léger tressaillement.

— Mais qu’est-ce qui vous fait croire que vous n’êtes pas déjà morts ?

Le père, franchement agacé, lâche bride à une colère contenue depuis trop longtemps : 

— Si nous étions réellement morts, nous ne serions pas ici. Je ne serais pas en train de vous parler, dans ce cloître obscène, entouré de toute cette folie qui n’agresse pas même mon esprit. Si nous étions morts, nous ne nous trouverions pas prisonniers de cette dimension transitoire, de cet espace-temps du non-sens, dépossédés de nos sensations, nus de nos pensées, sans passé, sans mémoire, avec nos sens entièrement clos à ce qui nous entoure. Si nous étions morts, nous ne serions pas.

— Si vous étiez morts, petits hommes, je ne serais pas là non plus.

Content d’avoir enfin arraché à Dieu un aveu qui confirme ses soupçons, le père laisse échapper un soupir victorieux.

Le regard de Dieu, situé très haut au-dessus du sol, se porte alors sur le caddie. Sa voix résonne de nouveau :

            — Je constate que vous transportez de bien belles choses avec vous…

            Dieu lève un bras gigantesque :  

            — Puis-je me servir ?

            Le père pousse encore un peu en avant le caddie, le présentant comme une offrande, avant de reculer pieusement de quelques pas. Une main aux doigts boursouflés s’empare de l’objet métallique, et le soulève dans les airs. Bientôt suivi d’un copieux bruit de mastication et de craquements. Tandis que Dieu se livre à sa collation divine, le père tente une ouverture :

— C’est à cause de ma femme, c’est cela ?

— Vous n’avez pas tort sur ce point, articule Dieu la bouche pleine. Votre femme est en grande partie responsable de ce qui vous arrive.  

—    Alors où se trouve-t-elle ? Et comment mettre un terme à ce calvaire ?

C’est le petit qui intervient alors :

— Mon papa m’a dit qu’elle était tout en bas. Ma maman est-elle tout en bas ?

            Le regard huileux de Dieu, avec ses deux énormes pupilles à moitié ensevelies sous les chutes de chair de son visage, darde ses yeux sur la petite forme qui vient de se manifester. Une indéfinissable lueur traverse ce regard. Soudain, le père de l’enfant éprouve un sentiment aussi cuisant qu’une gifle : la peur.

            — Non mon garçon. Je suis forcé de t’avouer que ta mère n’est pas en bas.

—    Si elle n’est pas en bas, où est-elle ? reprend le père.

La masse hypertrophiée s’agite.

— Je vais être franc avec vous. Je ne peux exaucer votre souhait. Je ne peux vous faire dormir pour l’éternité. Même mon pouvoir a ses limites. Néanmoins, je puis faire quelque chose pour vous : tenter d’entrer en contact avec votre mère. Car de son action dépendent vos errements vains en mon domaine.

            Dieu redépose au pied du père le caddie entièrement vide.

            — Etes-vous bien certains de votre choix ?

            Le père et le fils répondent de concert :

            — Oui !

            — Très bien. Qu’il en soit ainsi…

 

•  •

 

Il y a une femme. Assise à une table. Devant elle, un cahier de feuilles vierges. Que sont stylo remplit d’une coulée de mots fluide et appliquée. Ces mots, ce sont ceux que vous êtes en train de lire. Leur assemblage particulier épouse les contours d’une réalité imaginaire qui n’en est pas moins aussi tangible que la somme des écrits passés, présents, et à venir.

La plume se soulève un instant du papier. Le père et le fils en sont là. A exiger un repos légitime au terme d’absconses pérégrinations. Peut-être est-il temps de leur accorder cette récompense. Créatures ayant pris vie sous l’impulsion de l’imagination, ils retourneront au néant lorsque le point final aura été apposé à cette histoire.

La femme plonge la plume de son  stylo vers les lignes de sa feuille pour y graver ses derniers mots.

 

•  •

 

Le père et le fils battent des cils devant Dieu.

Ils sourient.

Puis plus rien.

Publié dans Nouvelles

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