La Quête de Maurice

Publié le par Lukasland

La seule nouvelle qui m'ait value un premier prix...

Genre
: blanche

Thème imposé
: la migration des populations





           D’abord, la campagne : la succession des champs de blés qui recouvrent les collines : ondulations de pourpre et d’or chauffées par les rayons blancs du soleil ; la forêt, vaste étendue boisée, avec la fraîcheur humide de ses sous-bois et les cimes haut perchées de ses arbres aux larges troncs qui taquinent les ourlets du ciel ; l’herbe verte des pâturages, que vient caresser le souffle léger du vent ; le cours d’un ruisseau, filet d’argent sauvage qui galope en clapotant joyeusement dans le tracé de son lit…

            Ensuite, dans cette campagne, un village. Enfin, un village, c’est peut-être un bien grand mot. Disons plutôt, un patelin. Un petit patelin. Un minuscule patelin.

Et dans ce minuscule patelin, une seule maison. Une ferme, pour être plus précis. Isolée. Et assez ancienne. On peut clairement voir, au crépi noirci de ses murs parcourus de lézardes, et aux briques ébréchées de sa toiture légèrement affaissée, les marques que le passage du temps y a incrustées. Deux fenêtres basses au verre sali en percent la façade et s’ouvrent, tels des yeux fatigués, sur une petite route de terre, qui, après quelques méandres hasardeux, s’en va se perdre dans les courbes généreuses du relief.

            Dans cette ferme, un homme.

            Seul.

            Il s’appelle Maurice.

55 ans.

Célibataire.

Cultivateur de son état. 

Trait particulier de son caractère : Maurice n’aime pas les gens.

S’il a choisi d’embrasser le métier de fermier, ce n’est ni par passion, ni par vocation. Ce  n’est pas non plus par respect d’une quelconque tradition familiale : Maurice n’appartient pas à l’une de ces longues lignées de familles au sein de laquelle on est cultivateur de pères en fils depuis des générations. Non. Si Maurice a choisi de devenir fermier, c’est pour une raison extrêmement simple et qui peut se résumer en ces quelques mots : avoir la paix.

A un moment donné de sa vie, Maurice a voulu couper les ponts avec le monde moderne. Vivre seul. Libre. Affranchi des conventions rigides d’une société dans laquelle il ne trouvait pas ses marques. Il en a eu l’opportunité. Alors il l’a saisie. Et c’est dans cette ferme perdue parmi les vallons des champs et des collines, là, sous le vaste dôme d’un ciel limpide qui s’ouvre tout grand sur un horizon lumineux, que Maurice a pu concrétiser son désir. Et c’est loin de la gesticulation inutile de ses semblables que, d’années en années, Maurice a finalement trouvé son équilibre…

Tout fonctionne pour Maurice. Vraiment. Chaque jour, il cultive sa terre, autant que sa solitude ; il entretient son petit cheptel autant que son isolement. Il ne demande rien à personne, et personne ne vient rien lui demander : son voisin le plus proche, le père Morel, un vieil agriculteur du genre acariâtre, propriétaire d’une ferme rénovée et d’une vaste exploitation s’étalant sur plusieurs dizaines d’hectares, habite à trois bons kilomètres. Trois kilomètres. Juste ce qu’il faut à Maurice pour ne pas se sentir dérangé. Quant à l’agglomération la plus proche, une vingtaine de kilomètres l’en sépare. Maurice y met rarement les pieds d’ailleurs, sauf quand vraiment c’est nécessaire.

Vivre seul, et loin des autres. C’est un mode de vie que Maurice a délibérément choisi d’adopter. Et c’est comme ça que Maurice est heureux.

Ici.  

Dans cette petite ferme.

Assise dans ce minuscule patelin.

Lui-même lové dans les plis et replis de cette vierge campagne.

A première vue, on voit mal ce qui pourrait venir troubler notre fermier dans la quotidienneté paisible de son existence solitaire.

Et pourtant…

 

 

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La lettre, portant le cachet du ministère de l’aménagement du territoire, était expédiée par la préfecture de B., capitale du pays. Proprement tapée à la machine sur une fine feuille de papier bleu, son intitulé, en tête de lettre, vous hurlait aux yeux ces deux mots conquérants :

« NOUS CONSTRUISONS ! »

C’est avec un mélange de stupeur et d’incrédulité que Maurice en lut le contenu.

Une loi était passée à l’assemblée. Une loi pompeusement intitulée : « Réorganisation de l’aménagement du territoire : Vers un urbanisme nouveau ». Cette nouvelle réforme encourageait les populations urbaines à quitter leurs villes pour aller s’installer dans les campagnes. Il s’agissait « De répartir équitablement la population sur tout le territoire national afin que cette dernière ne soit plus amassée autour de pôles de densités ». L’objectif, bien entendu, était d’améliorer la qualité de vie des collectivités. La réforme s’intégrait à un projet à long terme qui visait à instaurer une décentralisation totale et progressive des infrastructures et des habitations.

Bientôt, tout autour de sa propriété, Maurice verrait éclore des champignons de béton. Des petites maisons, disséminées de-ci de-là, sortiraient du sol, crénelant le paysage de leur chapeau pointu…

Ce que Maurice avait réussi à mettre derrière lui depuis tant d’années finissait par le rattraper. Et, à chaque nouvelle construction qui viendrait froisser les lignes pures de sa campagne, ce serait un peu de son rêve de solitude et d’isolement qui partirait en fumée.  

 

 

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Parce que la réforme allait dans le sens d’une volonté générale – mais inavouée – de la population urbaine de changer son mode de vie, elle emporta un succès sans précédent.

On assista à des migrations massives comme jamais le pays n’en avait encore connues. Des quartiers entiers de villes se vidèrent de leurs occupants. Des villes entières se dépeuplèrent. Les gens, épaulés financièrement par les aides du gouvernement, fuyaient leur cité : ils fuyaient le gris de leur tour de béton et le gris de leur ciel bouché de pollution, pour retourner au contact du vert de la nature et de l’auburn de la terre. Et leur motivation était inébranlable, car en eux siégeait la conviction farouche qu’au bout de leur voyage s’annonçait un avenir radieux, plein de promesses…

Si la loi faisait le bonheur de la majorité, elle faisait aussi le malheur de quelques réfractaires. Et parmi eux, le malheur d’un fermier en particulier…

Maurice.

Notre fermier solitaire, désespéré de voir pousser, dans les environs de son domaine, et comme de la mauvaise herbe proliférant au soleil, les silhouettes massives des pavillons en construction qui, dans un avenir proche, ne tarderaient pas à abriter ses futurs voisins 

Cela, Maurice ne pouvait l’accepter.

Il ne savait pas encore comment agir. Mais une chose était sûr : il ne resterait pas sans réagir…

            L’idée s’imposa à lui, un soir, alors qu’il regardait le journal télévisé du vingt heures sur son vieux poste. Information principale du journal : les migrations des populations urbaines. Le sujet tombait bien… La présentatrice commentait des images insolites montrant des grandes villes du pays complètement désertées : des rues et des boulevards vides. Pas une voiture, pas une moto, pas un camion ; la devanture des magasins et des boutiques condamnée, stores métalliques rabattus, avec, en guise de seule explication, affichés sur des petites pancartes de carton clouées aux murs décatis, des messages laconiques du genre : « Fermés…pour toujours », ou encore : « Fermés pour cause de déménagement de Printemps… ».

Maurice tenait là son action.

Il se dit logiquement : si les gens ont décidé d’envahir mon espace champêtre sans me demander mon avis, si ma tranquillité et ma solitude si longuement préservées sont à présent menacées, alors moi, Maurice, je n’accepterai pas de subir : j’irai reconquérir ma liberté là où elle se trouve. Et si elle se trouve dans les grandes villes désertes, alors j’irai m’installer dans les grandes villes désertes !

Sa décision était prise.

 

           

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Curieuse vision que nous offre la départementale D789 en ce bel après-midi ensoleillé de mars : sur la voie en direction de T. et des petits villages avoisinants, une file interminable de voitures surchargées de bagages, collées les unes aux autres, se traînant lentement pare-chocs contre pare-chocs. Un bouchon s’étalant sur plusieurs centaines de kilomètres. Des gens qui fulminent, qui rouspètent, qui tempêtent, des bras qui s’agitent, des coups de klaxons qui fusent et qui résonnent, énervement et frustration perceptibles dans le fond de l’air…

Et sur la voix opposée, celle conduisant à P., la grande agglomération de la région, un cortège bringuebalant quelque peu décalé : un fermier âgé, chemise à carreaux entrouverte et chapeau juché sur la tête, assis derrière le volant de son gros tracteur jaune, roulant l’allure tranquille, et drainant dans son sillage un troupeau hétéroclite d’animaux domestiques à la démarche paresseuse : des vaches, des boeufs, des chèvres, des cochons, à la queue leu leu, en rangs serrés, foulant l’asphalte mat de leur sabots secs, faisant résonner le cliquetis joyeux de leur cloches et de leur chaînes. Et les poules en arrière garde, qui caquettent en agitant leurs ailes… Et le chien, en fin de cortège, qui aboie, tout fou, en remuant frénétiquement la queue.

Et tout ce beau monde, à contre sens du mouvement de la multitude, en opposition au courant général, prend la route de la ville.

Et Maurice, fière, sur son tracteur pétaradant, sifflote l’air guilleret d’une chanson très connue dont il a oublié les paroles. Cette chanson c’est : « Y’a le printemps qui chante ».

 

 

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            Ainsi, Maurice s’établit dans la grande ville abandonnée.         

            Il s’installa dans une maison imposante, entourée d’un jardin somptueux et assez vaste pour accueillir ses animaux.

            A l’aide de planches de bois récupérées au cours des ses pérégrinations dans la ville déserte, il construisit des baraquements pour abriter ses bêtes.

            Il aménagea le jardin de la maison à sa manière : adieu, les saules pleureurs ; adieux, l’opulente haie buissonneuse coupant le joli gazon en son milieu ; disparue, le banc coloré des tulipes et des roses… Maurice rasa tout cela, et transforma le terrain en quelque chose de plus pratique, de plus fonctionnel : un potager. Il y fit pousser des fruits, des légumes : salade, choux, tomates, pommes de terre, mais aussi fraises, myrtilles, en prévision de l’hiver à venir.   

            La ville possédait un grand stade de foot dans un complexe sportif situé non loin de là. Maurice s’y rendit en tracteur. Il passa sous l’arche des gradins pour accéder à la pelouse. Là, sous l’œil perplexe des projecteurs perchés sur leurs échasses d’acier, Maurice désherba et laboura la terre. Une fois le travail terminé, il sema l’orge et le blé. L’orientation du terrain était excellente : plein Sud. Dans une semaine, les premières pousses germeraient. Et d’ici quelques mois, il pourrait faucher ses premières récoltes...

La ville possédait aussi un parc botanique exposant à l’air libre une variété exubérante de plantes exotiques. Les cochons y élirent domicile, pour leur plus grand contentement (et au grand désespoir des plantes en question…).   

            Maurice débusqua, pour ces quelques chèvres, un coin paradisiaque. Une fois par semaine, il les conduisait jusqu’à un hôtel huppé, situé dans le centre-ville. Le vieux fermier et son petit troupeau bêlant pénétraient dans l’entrée satinée, passaient devant les comptoirs lambrissés vides, marchaient le plus naturellement du monde sous les lustres de cristal suspendus au plafond, et se dirigeaient jusqu’aux portes des ascenseurs incrustées dans le mur du fond du hall. Maurice faisait monter ses chèvres dans l’une des cabines, et appuyait sur le bouton du dernier étage. Alors que l’ascenseur grimpait dans les airs, les bêtes, loin de manifester un quelconque signe d’énervement, bêlaient plus volontiers d’impatience. L’ascenseur finissait par s’immobiliser. Les battants métalliques coulissaient lestement sur leur base et livraient passage à un large balcon qui cachait, sous sa serre artificielle, un véritable trésor de végétation. Les chèvres se ruaient alors sur les murs pour y dévorer les généreux paquets de feuilles de lierre qui en habillaient la surface.

            Une chose manquait cependant à Maurice, dans cette grande ville. Mais il ne tarda pas à y remédier.

            Un jour, il fit un détour par la piscine municipale. Elle avait été vidée de son eau.

L’opération était donc réalisable.

Maurice retourna chez lui, et s’équipa d’une pelle et d’une brouette avant de revenir sur les lieux. Il remplit le fond du bassin d’une épaisse couche d’herbe et de glaise, puis, à l’aide d’un système complexe de tuyaux en caoutchouc prélevés sur des camions de pompier, il dériva l’eau des canalisations souterraines pour en transvaser une quantité suffisante dans la piscine. 

            L’opération lui prit deux jours. 

            Mais le résultat récompensa largement ses efforts.  

 

 

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            D’abord la ville. Vaste, immense…et déserte. Des tours de verre et de béton montant gaillardement à l’assaut des cieux. Des maisons côte à côte, qui se serrent les coudes, comme pour combattre et repousser l’isolement de leur nouvelle condition. Des places pavées résonnant de vide, un centre commercial abandonné, la devanture des magasins condamnée… Et dans les rues qui se faufilent entre les bâtiments, et sur les longs rubans de bitume qui se déroulent à l’infini, partout, omniprésent, épais, presque consistant, enserrant toute chose : le silence.  

Dans cette immense ville muette et déserte, un grand terrain de rugby. Sur la pelouse de ce grand terrain, un troupeau de vaches, tout absorbé dans son activité ruminante de mastication. A la mine enjouée des bovins, on peut affirmer, sans crainte de se tromper, que la dégustation végétale est de qualité…

            Ensuite, un grand parc aux majestueuses fontaines et aux profonds étangs. Sur l’herbe du parc, un regroupement de poules, de coq, et d’oies, battant leurs ailes avec excitation en faisant voltiger des petits nuages de duvets. Et, un peu plus loin, naviguant fièrement sur les flots troubles des étangs, une escadrille de canards cancanant à tout va.

Puis, en retrait de la ville, aménagée sur un relief du paysage, une large piscine à découvert, remplie à ras bord d’une eau sombre et sale qui évoque plus certainement la mare d’un étang sauvage que l’eau javellisée d’une piscine olympique.           

Dans les eaux de cette piscine, une invraisemblable nuée de poissons de toutes tailles qui tourbillonnent sans cesse, qui gesticulent et se bousculent, écailles contre écailles. On peut presque percevoir leur remous frénétiques de la surface…

            Sur le parking vide de la piscine, un gros tracteur jaune, qui attend, souriant.

Et aux bords du bassin de la piscine, un homme, couvert de son chapeau.

L’homme est assis sur une petit tabouret de bois, et tient entre ses mains une longue canne à pêche dont la poignée est callée entre ses jambes pliées et dont le bouchon rouge, arrimé à un fil de nylon à peine visible, flotte paresseusement à la surface de la nappe liquide au gré des ondulations.

            L’homme a le regard rivé sur le petit bouchon. Il est tout concentré à son affaire.

            C’est homme s’appelle Maurice.

            55 ans.

            Célibataire

            Agriculteur de son état.

            Trait particulier de son caractère : Maurice est un homme heureux.

            Derrière lui, s’étend la ville, vaste et déserte. Son nouveau territoire qu’il apprend un peu plus, au fil des jours qui passent, à apprivoiser, à conquérir.

            Et comme ultime écho à sa solitude retrouvée : le silence, qu’aucun bruit inopportun ne vient troubler.

Publié dans Nouvelles

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G
-> Merci pour les compliments. Ta remarque est très juste. Oui. On lorgne un peu quand même sur la SF, ou l'anticipation. Plus, peut-être que sur la blanche, effectivement.
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L
J'aime beaucoup celle-ci, oui, oui ; style sobre, idée de base très sympathique.<br /> C'est quand même un peu SF pour de la blanche, non ?
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