Les Chasseurs de Rêves

Publié le par Lukasland

Thème imposé : La Visite
Genre : Fantasy


 

La nuit étreint le petit village dans son manteau d’ombres. Le silence tombe sur le toit des chaumières. La lumière des bougies incandescentes brille aux fenêtres et projette sur la pelouse des jardins de petits rectangles mordorés qui se meuvent au rythme de l’oscillation saccadée des flammèches vacillantes. Enfoncés sous leurs couvertures, repliés sur eux-mêmes à la recherche de la chaleur, les enfants, dans leur chambre, dorment d’un sommeil profond…

            La nuit avance. La lune se lève dans un ciel nu, égratigné de quelques effilochages nuageux qui s’étirent comme des soupirs d’anges… Les bougies s’éteignent une à une aux fenêtres, abandonnant de noirs rectangles d’obscurité semblables à des paupières qui se ferment. Les sapins qui encerclent le village et délimitent l’orée de la forêt semblent se dresser sur leurs racines, gagner en hauteur, comme si, à l’abri du regard des hommes, ils profitaient d’une vigueur nouvelle et laissait s’exprimer un orgueil bâillonné durant le jour… La nuit s’emplit de nouvelles senteurs : l’odeur sucrée de la sève qui pulse sous les écorces, l’odeur fraîche de la terre meuble que les fermiers ont retournée la veille dans les champs, l’odeur piquante du bois brûlé qui achève de se consumer dans l’âtre des cheminées, l’odeur de la pierre rugueuse que la fraîcheur de la nuit a enduit d’une mince pellicule d’humidité…

Ça y est… Nous y sommes… Les hommes ont condamné la porte de leur monde pour ouvrir grande celle de leurs rêves. Tout le monde dort à présent. Plus aucun son. Plus aucun mouvement… Rien ne vient froisser le silence étale qui semble s’étendre sur le petit village comme une grande toile buvant les bruits… On dirait que le temps lui-même retient sa respiration, que les secondes ne s’égrainent plus, qu’elles sont figées, comme les pointes argentées des étoiles piquées sur l’immensité vierge du ciel…

Plus de lumière dans les chaumières. L’obscurité n’est plus émaillée que par les larmes d’argent que sanglote une lune ronde et brillante.

            Plus un mouvement ?

            Si… Au cœur de la forêt, dans les profondeurs boisées, tout près de la montagne, là où même les animaux sauvages semblent s’être retranchés pour leur sommeil, les chasseurs de rêves, sortis de leur cache secrète, s’apprêtent à rendre leur visite… Regardez ! On dirait que les arbres sont parcourus d’un imperceptible frisson, comme s’ils grelottaient. Leur pelage de verdure froufroute, frémit, s’agite… Se sont les chasseurs de rêves qui se déplacent sous leurs ramures, qui avancent à pas feutrés en direction du village, et leur déplacement furtif, effleurant les basses branches, se communique à toute la végétation… Personne ne les voit. Personne ne les entend. Personne ne les remarque. Ils sont comme un nuage d’ombres qui glisse sur le tapis du sol…

            Les chasseurs de rêves…

Si les hommes appartiennent au monde du jour et de la lumière, les chasseurs de rêves sont des créatures de la nuit… C’est à l’écart des regards que les chasseurs de rêves accomplissent leur rituel connu d’eux seuls… Certains enfants croient les avoir déjà aperçu dans leur sommeil, et ils les associent, à tort, à l’univers de leur imaginaire sans leur accorder de réalité. Les adultes, quant à eux, ont depuis longtemps oublié leur existence… Mais les hommes, petits et grands, se trompent tous autant qu’ils sont : car les chausseurs de rêves existent belle et bien !

Ouvrons donc l’œil, pour tenter d’en capturer un… Soyons patients ! Et attentifs !

            Oui… Le mouvement des arbres progresse : l’agitation du feuillage s’approche lentement mais sûrement de la lisière du village, des premières maisonnettes blotties les unes contre les autres… Les chasseurs de rêves profitent pour le moment de la sécurité du rideau de verdure, mais cela ne va pas durer…

Regardez !

Une première forme vient d’amorcer un pas hésitant à découvert, sur le terrain dégagé. Sa silhouette se dessine à la faveur du crépuscule lunaire : une petite créature, courte sur pattes, qui, à première vue, évoque un lutin… A première vue, seulement. Car lorsqu’on y regarde de plus près…

…Le corps est léger et vif, et il ne dépasse pas le mètre de hauteur. Il se déplace avec une aisance et une noblesse qui transforme chacun de ses mouvements en pas de danse souples et graciles… Les membres sont minces, et la peau des bras découverts luit de reflets blancs sous le halo perçant de la lune. On dirait que les os sont faits de cristal et que la peau est faite de soie… Le visage est ovale et un peu étiré. Il arbore une délicatesse des traits à rendre jaloux les anges… Une longue chevelure claire cascade sur les épaules frêles. Les yeux écarquillés pétillent de malice tandis que les lèvres – deux fines lignes qui s’embrassent ­– s’écartent sur un perpétuel sourire de joie, conférant au visage l’expression espiègle d’un enfant rieur, taquin, qui se refuse à grandir… L’habit est étrange : confectionné dans un tissu ample qui flotte sur le corps, arborant des couleurs rouges et vertes vives, ses replis se soulèvent au gré des courants d’air…  

Le chasseur de rêves qui vient de courageusement s’aventurer à découvert aux abords de la prairie lance un regard à la ronde en se dressant sur la pointe de ses pieds. Son visage brille parmi les ombres. Une fois assuré que le terrain devant lui est dégagé, d’un petit geste de la main, il fait signe à ses semblables, restés en arrière, que la voie et libre. Et bientôt, une petite troupe comptant une dizaine de ces étranges créatures se met à galoper, de son pas feutré et accordé, sur l’herbage de la prairie que la main du vent taquin incline vers le ponant. Quelques foulés, et le groupe se retrouve à hauteur du premier muret de pierre marquant la propriété de Mr Herbert.

Mr Herbert, c’est le boulanger du village. Un gros bonhomme joufflu à la grosse voix tonnante et à la grosse moustache touffue. Ses sourcils épais froncés communiquent souvent à sa physionomie un air sévère qui effraie les petits enfants, mais ses pâtisseries régalent au délice leurs parents. Mr Herbert est marié à Judith, et le couple a deux enfants : Marie-louise et Jordan. La famille dort en cette heure tardive, d’un sommeil profond, et en s’approchant de la demeure après avoir passé le mur encerclant la bâtisse, l’oreille aiguisée des chasseurs de rêves, habituée à capter le moindre son sur des distances incroyables, perçoit le sonore ronflement de Mr Herbert qui ébranle, en un frisson de verre, les carreaux des fenêtres de sa chambre.

Le petit groupe s’immobilise et tend l’oreille. A part ce ronflement régulier et presque rassurant, c’est le silence tout autour. Dans le ciel, sous l’esquif d’un nuage, une étoile filante trace un trait de lumière qui souligne quelques étoiles. Les chasseurs de rêves font un vœu, car ils savent que celui-ci sera exaucé. Puis, comme une seule ombre, ils franchissent le jardin pour gagner la porte d’entrée de la maison…

Le chasseur de rêves à la tête du petit cortège, celui qui a tout l’air du chef, avec ses yeux en amandes d’un bleu limpide qu’anime une étincelle maligne semblable à la flammèche des bougies depuis peu éteintes, donne ses ordres à ses compagnons attentifs.

Les chasseurs de rêves ne communiquent pas comme les hommes. La nuit est leur univers. Et la nuit est l’univers du silence. Si leur bouche savent produire paroles et sons, et si, lorsqu’ils se trouvent entre eux, les chasseurs de rêve s’expriment volontiers dans leur langue naturelle faite de mots et d’inflexions aux sonorités aussi douces que la plus douce des mélopées, lorsqu’ils sortent pour se livrer à leur secrète activité, c’est par le langage des signes qu’ils se comprennent.

Regardez… Les mains de nacre du petit chef. Volubiles et habiles. Dont les doigts tracent dans l’air des mouvements que l’œil peut à peine percevoir… Et regardez… En réponse, un autre chasseur de rêve, remuer ses doigts avec la même dextérité facile…

Au terme de ce dialogue de signes qu’ils sont les seuls à entendre, le petit groupe de chasseurs de rêves se sépare. Tandis que le premier groupe demeure sur le palier de la maison du boulanger, trois autres prennent des directions opposées pour visiter d’autres maisonnées. Le temps passe vite à la nuit tombée, et pour mener à bien leur tâche, les chasseurs de rêves doivent se répartir le travail et officier chacun de leur côté. Seule condition au succès de leur entreprise !

Devant la porte close de la maison de Monsieur et Madame Herbert, ne reste plus que deux petits chasseurs. Le premier, celui que l’on a reconnu comme le chef du petit groupe, exécute un dernier mime de ses mains. Puis son ami hoche la tête en guise de réponse…

Un spectacle surprenant est sur le point de se jouer… Car, si l’on a deviné que les petites créatures ont comme intention de pénétrer dans la maison, on peut se demander de quelle manière elles vont s’y prendre…

La réponse arrive…

Le petit chef aux yeux d’amandes vient se coller tout proche contre le panneau de bois de la porte d’entrée. Le bois est épais, résistant, et la porte, sur ses trois charnières de fer solidement fixées au mur, parait comme un infranchissable obstacle. Elle est verrouillée à double tour, et il faudrait déployer une force considérable pour en entamer la solidité…

Mais les chasseurs de rêves n’ont pas besoin de force. Et encore moins de clefs.

Le petit chef pose une main sur la surface de bois verni. Caressant la texture du panneau avec une sorte de respect solennel. Son ami procède de même, la paume de leurs mains ouvertes caressant le bois avec tendresse, comme un enfant caresserait le pelage d’un chat pour faire ronronner l’animal. C’est un geste de respect. Mais aussi d’amour. Car le bois appartient à l’environnement des chasseurs de rêves. Il est un ami autant qu’un outil.

Les deux chasseurs de rêves échangent un regard. Puis ils se sourient.

Les deux chasseurs de rêves entament un pas en avant… Ils devraient en toute logique se heurter à la surface de la porte, se cogner au bois dur. Mais au lieu de cela, pareils à des êtres immatériels, semblables à des corps s’étant fait aussi légers que la plume et aussi transparents que le vent, ils parviennent à passer au travers de l’épais battant, et un deuxième pas leur suffit à se retrouver à l’intérieur de la maison, soustraits à notre regard.

Nous sommes les seuls privilégiés à avoir assister à ce prodigieux tour de magie que beaucoup, s’ils le voyaient, se refuseraient de croire…

Allons-nous rester à la porte ? Jetons un regard alentours…

A présent que chacun des petits groupes de chasseurs de rêves a pénétré dans sa demeure attitrée, une tranquillité toute apaisante semble être retombée sur le village. Du fond de la forêt nous parvient l’écho d’un hurlement sauvage. Un loup peut-être. Mais il s’éteint presque aussitôt, comme si la soudaineté de son cri l’avait effrayé lui-même. Les arbres sont redevenus des piliers impassibles, gardiens des secrets de la nuit. Le vent racle la toiture de tuile des bâtisses par intermittence. Il n’y a plus rien d’intéressant ici. Le calme et l’obscurité qui englobe tout… Et ce vaste ciel au-dessus, éclairé d’étoiles, comme un vaste océan moiré s’ouvrant sur les rêves les plus mystérieux.

Alors ne restons pas à la porte, et suivons nos petits amis pour découvrir leur but caché. Franchissons nous aussi ce rempart de bois. Allons-y…

Un pas… Le bois contre notre joue… Un simple effort de volonté… Et nous voilà… Dans le vestibule de la maison des Herbert.

Tout de suite sur notre droite, une vieille horloge en bois qui égraine son tic-tac régulier et immuable. Accrochés aux murs recouverts d’une tapisserie saumon, quelques cadres renfermant des tableaux représentant des scènes champêtres en parfait accord avec la tonalité chaleureuse de l’intérieur. Sur notre gauche, une imposante commode aux tiroirs entrouverts  d’où se déversent pêle-mêle quelques paires de chaussures maculées de boue ou de terre… Une odeur de pierre et de feu de cheminée récemment consumé flotte dans le fond de l’air.

Et juste devant nous…

Les deux chasseurs de rêves.

Campés sur leur petits pieds enfoncés dans le moelleux d’un épais tapis déroulé sur le parquet de l’entrée.

Immobiles et silencieux.

Pourquoi ?

L’explication se trouve à quelques mètres : Carpet, le chien de Mr et Mme Herbert, un gros molosse à la grogne facile, vient de s’extraire du panier où il reposait, et, fermement appuyé sur ses pattes arrières, le museau dressé, les oreilles en pointe, il braque son regard canin sur l’apparition impromptue qui vient de briser son sommeil… Ce n’est pas le bruit des chasseurs de rêves qui l’a perturbé, car les chasseurs de rêves se déplacent dans un silence absolu, comme si leurs semelles étaient revêtues d’un coussinet de velours. Non. Comme tous les chiens, Carpet est doté de ce que l’on pourrait appeler un « sixième sens » qui lui permet de sentir les choses sans qu’il n’ait besoin de les voir ou de les entendre… Carpet a senti les chasseurs de rêves. Et maintenant, il les voit.

On s’attend à déchiffrer, dans le fond de ce regard d’où les traces du sommeil se sont déjà dissipées pour faire place à une attention toute active, on s’attend à déchiffrer la marque d’une hostilité franche, d’une animosité grandissante ; on s’attend à voir les babines noires se retrousser sur la blancheur des canines ; la gueule laisser échapper un grognement menaçant. Après tout, quoi de plus normal ? Car les deux petits chasseurs de rêves ne sont rien de moins que des intrus en la demeure ! Et Carpet, en bon chien de garde, a pour mission d’assurer la protection du foyer ! Et il s’y plie avec rigueur ! Oui mais voilà. Ce qu’on ne sait pas, c’est que nos deux visiteurs ne sont pas étrangers à Carpet…puisque  chaque nuit, à la même heure, et depuis que Carpet est chien, le même rituel s’opère : les deux petites créatures franchissent secrètement la cloison de la porte d’entrée, passent devant Carpet, et gravissent les marches de l’escalier de bois qui mène à l’étage supérieur pour aller se livrer à leur besogne…

Le chef s’avance à la rencontre du toutou, et, passant devant lui, le gratifie d’une tendre caresse. Carpet bat de la queue joyeusement en tirant la langue. Il blotti la truffe de son museau dans les plis du petit bras de la créature qui s’arrête et l’accueille généreusement. Carpet aime l’odeur si particulière de ses amis nocturnes. En langage de chien, il pourrait probablement traduire cette odeur par quelque chose comme « sapin sucré de vent frais soufflant sur l’eau de la rivière et l’humus du matin ». Mais les chiens opèrent des associations d’idées qui demeurent absconses aux hommes… Rassasié de caresses, Carpet retourne à son panier, et s’allonge pour se rendormir presque aussitôt.

Les deux chasseurs de rêves gravissent les marches de l’escalier sans un bruit, au rythme du tic-tac de l’horloge de l’entrée et du lent souffle apaisé de Carpet qui a déjà rejoint le royaume des rêves. La petite taille des chasseurs de rêves ne les fait pas dépasser la rampe qui suit la volée de marches. En quelques enjambées fluides, ils se retrouvent dans le couloir du premier étage. Toutes les portes en sont fermées. Derrière l’une d’elle, le ronflement perceptible de Mr Herbert. Qui se soulève, et qui s’éteint… Comme la respiration sereine de la maison.

Les deux chasseurs de rêves se dévisagent. Par les carreaux d’une fenêtre pratiquée dans le mur du fond du couloir, les pâles rayons de la lune se frayent un sentier diagonal et viennent effleurer le doux visage de nos mystérieux visiteurs. Le petit chef fait de nouveau danser ses doigts. Son compagnon lui répond. Puis, s’étant mis d’accord, ils hochent la tête de connivence…

Nous sommes tout proches, à présent, de découvrir la raison qui pousse ces créatures nocturnes à rendre visite aux citoyens endormis… Leur apparence paisible ne laisse guère présager de mauvaises intentions… Cependant, quelles sont-elles réellement ?

La réponse arrive…

            Tandis que le chef va se poster devant la porte fermée de la chambre de Mr et Mme Herbert, son compagnon dirige ses pas vers celle des deux enfants. Puis chacun, par le même procédé magique que l’on a déjà vu s’accomplir devant la porte d’entrée, en franchit le battant pour pénétrer dans la pièce… Précipitons-nous sur les pas du petit chef…

            …Qui se tient à présent bien droit, dans la chambre de Mr et Mme Herbert. Il y a une bibliothèque passive, aux étagères fatiguées de porter la lourde charge de longues rangées de livres en tous genres : dictionnaires, magazines, romans. Il y a une armoire en bois, appuyée contre le mur, dont la sculpture particulière pratiquée dans la façade de bois donne l’impression, sous la demi-teinte de la pénombre environnante, de représenter un long visage aux paupières affaissées… Il y a enfin Mr Herbert. Et Mme Herbert. Allongés sur le sommier de leur lit. La tête joufflue du boulanger dépasse des couvertures de laine, et ses moustaches frétillent alors qu’il expulse son bruyant souffle d’air par sa bouche lippue…

Le chasseur de rêves s’approche du couple endormi…

A cheval sur l’univers du jour et de la nuit, en équilibre sur le mince fil qui démarque le songe de la réalité, le petit être plonge de tout son esprit dans les rêves de Mr et Mme Herbert. Car tel est le secret pouvoir de ces créatures magiques : pénétrer dans l’univers des rêves de ceux endormis, s’y couler aussi facilement qu’un homme se glisserait dans une nappe d’eau…

A quoi rêve le boulanger ?

A des choses lumineuses. A des choses belles. Magnifiques, même… Car simples, mais essentielles. Il rêve à la pâte de son pain que ses mains puissantes malaxent chaque jour. Il rêve à ces petits tas enrobés de farine qui, lentement, gonflent sous ses yeux pour adopter une consistance dorée et croustillante. Il rêve à ses croissants. Il rêve à ses baguettes. Il rêve à ses pâtisseries. C’est tout un monde de mie dans lequel il nage. Il rêve à la chaleur fidèle que dégage son fourneau, et qui, en toute saison, lui réchauffe autant la peau de son ventre rond que l’intérieur de son cœur. Il rêve au bonheur simple qu’il éprouve à la vue du visage pincé de Mme Gallico qui s’éclaire lorsque ses dents de vieille dame acariâtre entament le craquant de la baguette, et que le goût de la mie tendre – secret de fabrication bien gardé du boulanger – diffuse dans son palais comme un petit courant de bonheur / plénitude… Voilà à quoi rêve Mr Herbert. A sa vie simple. A son bonheur simple.

Et Mme Herbert ?

Mme Herbert rêve de ses enfants. Jordan et Marie-louise. Elle les voit, déjà grands. Elle voudrait être contente, car ils ont réussi dans la vie. Mais elle est triste, car ils sont loin d’elle à présent. Elle regrette le temps où ces deux grands dadais faisaient bêtises sur bêtises, ce qui lui donnait matière à les gourmander, mais toujours en les aimant. Ils lui paraissent si loin ces dîners de famille, lors des soirs d’été, passés dans le jardin de la maison, tous ensemble, Mr Herbert au barbecue, l’odeur des brochettes grillées, la bienfaisante chaleur d’une fin de journée tombant sur les épaules tandis qu’un vent taquin passe sur les visages avec douceur… Le rire de ses enfants insouciants. Mme Herbert, dans son rêve, se dit que l’insouciance est peut-être le plus précieux des trésors que Dieu ait donné aux hommes, et que la vie, injuste, vous l’arrache trop rapidement… 

Le petit chef est tout pénétré de ces visions, des ces sentiments, de ces senteurs, de cette vie bien dynamique qui se déploie à l’intérieur des rêves. Il ressent la nostalgie de Mme Herbert tout comme l’amour de Mr Herbert avec autant d’intensité qu’un courant souterrain qui traverserait son petit corps. A présent, il doit faire son travail.

Alors, le petit chef, les yeux fermés, enfonce sa main dans l’un des replis de son costume ballant. Il tire de sa poche un petit objet que notre œil met un certain temps à reconnaître. L’objet a l’apparence d’une boule de verre transparente. Elle évoque une boule de cristal, mais de dimensions moindres, puisqu’elle tiendrait facilement dans la main d’un enfant. Le chasseur de rêves élève la sphère translucide devant lui, à hauteur de son front, de manière à ce qu’elle vienne se positionner précisément entre lui et le couple endormi. Alors il procède à un rituel millénaire. Tout fondu dans les rêves de Mr et Mme Herbert, il s’en extirpe. Et, en pensée, il les saisit, il les agrippe, il les capture de ses petites mains. Les rêves, arrachés à leur invocateur, se retirent de leur corps et sont là, dans la chambre, flots d’images et de sensations bien réelles, en apesanteur au dessus du lit, miroitant au sein de l’obscurité. Les yeux toujours clos, le visage tiré sous la concentration, le petit chef dirige de sa main libre cette rivière de songes pour la faire s’approcher de la petite sphère qu’il enserre fermement dans son autre main. Les rêves de Mr et Mme Herbert continuent de se dérouler, extraies de leur esprit. Ils se déroulent comme une vision animée qui flotterait au milieu de la chambre. Par un incroyable effort de volonté, le petit chef parvient à faire pénétrer les rêves dans la boule transparente. Le flot de visions, conduit par le mouvement de sa main libre, est comme aspiré au cœur de la boule… Ceci, le temps d’une seconde à peine… Puis, plus rien. L’obscurité environnante a retrouvé sa plénitude. Les ombres sont silencieuses. Mr Herbert, toujours profondément endormi, fronce un sourcil, ronchonne, puis se retourne dans son sommeil, rabattant sur lui une couverture sans témoigner davantage de perturbation.

Le petit chef rouvre les yeux. Son regard se pose sur le boulanger et sa femme. Il visite une dernière fois leur esprit… Mais il n’y a plus trace de rêves. Juste un sommeil lisse et noir comme la texture d’un ciel sans lune. Il fixe alors la sphère transparente…qui ne l’est plus. En son sein de cristal, continuant de se mouvoir en une chaleureuse vision, les rêves mêlés de Mr et Mme Herbert : croissants et soirs d’été, barbecue et fourneau, tristesse et bonheur…

Sa tâche accomplie, le petit chef se retire comme il est venu, dans le mystère de son pur silence.

Les chasseurs de rêves se retrouvent au-dehors du village. La nuit est déjà bien avancée. Dans les replis de leur costume : une sphère emprisonnant les rêves de chacun des villageois. Des rêves d’amour, d’espérance, de paix, de regrets, mais aussi des cauchemars de peur, de violence, et de mort.

Les chasseurs de rêves, sous le pâle halo de la pleine lune qui grignote déjà la frange de l’horizon, retournent au cœur de la forêt. D’où ils sont venus. Par l’entrée d’une grotte creusée dans la roche de la montagne, ils pénètrent sous terre. Ils s’y enfoncent, marchant à vive allure le long de galeries qui ne semblent pas en finir. Toujours plus profond dans la terre, vers son cœur chaud et palpitant… Et là, loin des regards des hommes, dans une immense salle secrète aux dimensions impossibles à appréhender, ils s’en vont déposer leurs secrètes récoltes, venant ainsi compléter l’œuvre de millier d’autres chasseurs de rêves : des milliers de milliers de sphères entreposées sur des rayonnages s’étalant à l’infini. Toutes brillantes de leur animation intérieure. C’est ainsi que les chasseurs de rêves continuent de nourrir le cœur de la planète : en lui insufflant la vie. Car le rêve, c’est la vie.

 

            Ne vous êtes vous jamais demandé où se sont perdus vos rêves, lorsqu’au petit matin, vous ouvrez les yeux sur les lueurs de l’aube et que votre esprit est aussi clair et vide qu’un éclatant ciel d’été ? Vous saurez désormais que, sans doute, les chasseurs de rêves sont venus vous visiter durant la nuit et que, loin sous vos pieds, sous des kilomètres et des kilomètres de terre et de roche, la planète respire le parfum de vos songes les plus secrets…

Publié dans Nouvelles

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article