Mauvaise Odeur (Partie 1)

Publié le par Lukasland

Seconde nouvelle composée sur le thème de "saloperie". Première partie.



 

 

Le Cargo-poubelle E735 appartenant à la firme de traitement des déchets organiques galactiques ICARUS arriva en vue de la planète Proctolus – plus connue dans le jargon des éboueurs galactiques sous le nom de « trou de balle de l’espace » – à 14H37 précise, heure terrestre. Ses deux membres d’équipage, Nocubus et Esterd, matricule AS899 et TR894, sortaient tout juste d’une monstrueuse gueule de bois qui avait abandonnée sur la grève de leur cerveau comme une écume lisse de douleur. Il fallait bien affronter le passage en hyperespace. Et si les vaisseaux des compagnies civiles disposaient de caissons à endorphines et autres coûteux procédés ayant pour vertu essentielle de rendre l’expérience psychique de l’excursion tolérable, eux, éboueurs galactique, derniers barreaux de l’échelle sociale, devaient en subir les vicissitudes à l’ancienne. Le meilleur moyen de supporter la chose était de trouver son propre analgésique. Une dizaine de bouteilles de Whisky leur tenait les trois jours de voyage et remplissait parfaitement ce rôle. Le plus dur, évidemment, était le retour en surface. Mais après plus de quarante ans cumulés à eux deux dans le métier, les deux vieux compères commençaient à être rôdés à l’exercice.  

            — Et c’est quand qu’on bazarde le bousin ?

            Esterd se trouvait assis derrière les commandes. Nocubus, un gros gaillard d’un mètre quatre-vingt-dix, le visage dévoré par une barbe grisonnante lui tombant en friche sur le devant d’un tee-shirt non réglementaire barbouillé de tâches diverses et troué sous des aisselles auréolées de sueur, était affalé dans les creux d’un fauteuil de récup tout aussi non réglementaire que son tee-shirt. Il faisait face à la large baie vitrée qui perçait la paroi nord de la pièce et qui s’ouvrait toute grande sur l’espace. Au centre de la baie, l’image tout à fait déprimante de Proctolus, la planète poubelle, grosse boule arborant une couleur crotte de nez, qui girouettait dans l’immensité galactique au rythme des pets cosmiques. C’est sur cet énorme caillou reconverti en décharge universelle que le cargo-poubelle n’allait pas tarder à larguer les six cent mille tonnes de déchets organiques prisonnières de son gigantesque bidon d’acier.

            Il régnait dans le cockpit, comme dans le reste des quartiers du cargo, une puanteur atroce. Inimaginable. La société ICARUS qui embauchait Nocubus et Esterd, enregistrait depuis plus de vingt ans un déficit annuel alarmant. Et elle ne devait sa survie économique qu’aux rares interventions financières de l’Empire qui, dans sa généreuse mansuétude, daignait injecter quelques crédits bienvenus lorsque la société semblait toucher le fond. En retour, l’empire y trouvait son compte : à moindre frais, un organisme presque inconnu de la masse populaire s’occupait de déblayer son caca… La quelque centaine d’employés travaillant pour ICARUS était la première à subir de plein fouet l’accumulation de restrictions budgétaires pratiquées à outrance qui découlait de ces pertes annuelles. En dix années de boulot, Nocubus avait été le témoin privilégié de l’inexorable détérioration de ses conditions de travail. Exemple concret : cela faisait maintenant cinq ans que le système de ventilation intérieure du cargo était tombé en panne. Ils attendaient toujours la miraculeuse intervention qui le requinquerait. Ils avaient finalement appris à vivre sans. Si les premiers mois avaient été plutôt éprouvants – à base de nausées journalières et de déploiement d’imagination pour mettre au point des moyens palliatifs susceptibles de combattre l’intenable odeur – leur organisme, a force de macérer continuellement dans cette putrescence, s’était habitué, comme on s’habitue au bruit d’un marteau pilon qui, par un inexplicable sens de l’adaptation propre à l’homme, se change peu à peu en bruit de fond… La puanteur avait fini par devenir une « odeur de fond ». Et – et c’était peut-être ça le pire – le plus dur pour eux à présent, c’était moins de supporter cette odeur, que de s’en séparer… C’est ainsi que lorsqu’ils retournaient à la civilisation, à l’occasion de leurs maigres congés annuels, les « vacances » prenaient la tournure d’un véritable calvaire… Car cette puanteur qui accompagnait chacun de leur souffle lorsqu’ils étaient en service, cet élément intégré à leur environnement, disparaissait alors, laissant comme un gouffre béant à leur perception olfactive. Ils en étaient presque malades…

            Esterd, petit homme trapu à la tête de fouine, essuya dans la manche de sa chemisette à carreaux le filet de morve qui lui pendait du bout du nez puis renifla bruyamment pour faire remonter l’indésirable filet visqueux dans ses narines. Il répondit à son collègue :

            — Largage programmé pour dans trois heures, capitaine.

            Puis il éleva sa main dépliée, doigts tendus, et vint la placer contre son front dans une pathétique imitation du salut militaire. Nocubus partit d’un rire gras. Il s’enfonça un auriculaire dans l’oreille droite et l’en sortit maculé de cire dorée. Il contempla sa prise d’un œil critique avant de se l’essuyer contre la patte de son jean élimé.

            — Bien bien p’tit croupion. Dans l’cul d’la planète qu’on va enfoncer tout ça.

            Nocubus accompagna ses paroles d’un large sourire qui découvrit une dentition grêlée aux chiquos aussi jaunes que le cérumen qu’il venait d’étaler sur le tissu de son falzar. 

 

 

 

            L’opération était très simple. Lorsque le cargo entrait en orbite autour de Proctolus et qu’il atteignait une certaine altitude, l’antédiluvien système binaire qui lui servait d’ordinateur de bord mettait en route la procédure de délestage automatisée. Un compte à rebours était enclenché, et Nocubus et Esterd n’avaient plus qu’à se la couler douce jusqu’à ce que le gros ventre du cargo, désolidarisé de la soute, se livre à un magnifique plongeon tournoyant dans l’espace, inexorablement attiré par la gravité de la planète poubelle... Leur rôle, au cours du processus, se cantonnait essentiellement à faire face aux quelques impairs techniques qui, au vue de la vétusté du matériel, ne manquaient pas de leur pourrir l’existence. Une fois qu’ils avaient remédié à ces éventuels imprévus, ils allaient confortablement se carrer dans les fauteuils de la cabine de pilotage pour assister au spectacle de l’entrée en atmosphère de la cuve : lorsque les parois métalliques du caisson, chauffées à blanc par l’accélération de sa descente et le frottement de l’air, commençaient à se percer, elles laissaient s’échapper d’immenses banderoles liquides de déchets qui s’enflammaient instantanément dans son sillage, donnant naissance à des oriflammes multicolores de plusieurs centaines de mètres de longueur semblables à la crête de monstrueux dragons d’outre-espace. Un spectacle grandiose dont les deux pilotes n’arrivaient définitivement pas à se lasser. C’était, selon les termes de Nocubus, aussi « beau qu’sa première éjaculation ».

 

 

 

    Et qu’est-ce que t’as prévu pour après ?

Nocubus vérifiait sur l’ordinateur de bord les derniers paramètres de largage. Sur l’écran que constituait la large baie vitrée trouant le mur nord de la salle, la boule de Proctolus s’était considérablement agrandie pour envahir la quasi-totalité du champ de vision. Le positionnement orbital n’allait pas tarder.

    Tu veux dire, après la mission ?

    Ouais.

— Saloperie. J’vais profiter d’mes vacances ! Jouer mes crédits. Pour gagner un max !

Les deux compères partagèrent un sourire de connivence. Esterd se passa une main dans la toison de sa chevelure pour se gratter le sommet du crâne. Une pluie de pellicules blanches, pareils à de petits flocons légers, retomba en lente apesanteur sur les épaules de sa chemisette.

            Nocubus se retourna vers son acolyte :

            — Et toi ? Tu fais quoi après ?

            Esterd élargit son sourire. Le réseau de rides incrustées de crasse qui lui creusait le visage s’accentua, lui conférant l’aspect d’un sac-poubelle fripé.

            — Chais pas. Vais sûrement dormir. Saloperie. Trop d’missions. Chuis caisse…

            Un signal sonore retentit dans la cabine : le cargo, capturé par l’attraction de l’astre, se positionnait dans son orbite. Esterd relâcha les commandes de pilotage du mastodonte. La phase de largage automatisé prenait le relais. L’un des moniteurs surplombant le tableau de bord afficha en gros chiffres un compte à rebours de cinquante minutes sur son écran parcouru de stries horizontales.

            — Y’a plus qu’à attendre maintenant…

            Esterd opina du chef. Il quitta son fauteuil de pilotage pour se laisser crouler dans l’un des sièges de récup que Nocubus et lui avaient installés juste en face de la baie. Le panorama était imprenable. Ils se trouvaient aux premières loges pour admirer le spectacle.

 

 

 

            Le chiffre du compte à rebours avait atteint « 41 » lorsque tous les systèmes d’alerte du cargo se mirent en branle. Les deux compères, vautrés dans leur fauteuil, firent un bond simultané. Au milieu du braillement suraigu des sirènes, Esterd s’arracha à son siège et se précipita en direction du tableau de bord pour prendre la mesure de la situation. Nocubus le rejoignit presque aussitôt, la mine mi-inquiète, mi-désabusée.

           Saloperie, murmura Esterd.

            Ses yeux exécutaient un incessant va-et-vient entre les différents écrans du tableau de bord tandis que ses doigts virevoltaient au-dessus du clavier tactile relié à l’ordinateur et dont de nombreuses touches manquantes avaient été remplacées par de vulgaires bouts de scotche.

            — Y s’passe quoi ? beugla Nocubus pour couvrir le hurlement de la sirène.

Il vint se placer derrière son compère, qu’il dépassait d’une bonne tête, et considéra par-dessus son épaule les séries parfaitement symétriques de chiffres qui défilaient à toute vitesse sur la surface des écrans. Tout ça lui demeurait fondamentalement abscons.

— C’est la soute, constata Esterd… Les barres de désolidarisation. Marchent plus. Bloquées. Foutues. Kaput.

            Esterd coupa l’alarme sonore. Le silence s’engouffra de nouveau dans la cabine. Brutalement. Ne restait plus que le balayage épileptique du gyrophare qui découpait la réalité en tranches nerveuses de rouges et de blancs.  

            — Et ça fait quoi ?

            Esterd tourna son visage crasseux vers son compagnon et le regarda droit dans les yeux :

            — Ça veut dire que si on intervient pas rapidement, tout ça – il fit un ample geste des bras pour englober la cabine – tout ça va se transformer en un énorme tas d’fumier.

            Nocubus prit une bouille malheureuse, contrite, comme un petit garçon capricieux qui vient de se voir refuser le cadeau qu’il avait commandé au père noël.

            — On n’a pas le choix, si j’comprends bien ? soupira-t-il.

            — Nan, répondit fermement Esterd en basculant le levier qui stoppait le tournoiement du gyrophare. Il va falloir qu’on intervienne. Il va falloir qu’on y mette les mains. Et le plus tôt sera le mieux…

 

 

 

            Ils firent tous deux un crochet par leur cabine pour s’équiper de leur combinaison MOUS. Les vêtements étanches – comparables aux combinaisons antiradiations utilisées dans les siècles passés, avec leur volumineux casque à visière et leur couleur unie jaune-criarde – leur donnaient l’allure empêtrée de gros bibendums. Mais, munies d’un dispositif respiratoire autonome pouvant fonctionner sur une courte durée ainsi que d’une lampe frontale, elles leur assuraient une protection substantielle face aux deux ennemies redoutables qu’ils n’allaient pas tarder à rencontrer dans la profondeur de la soute, sous la cuve du cargo : l’obscurité, et l’immondice.

           Paré ?

            La voix d’Esterd, transmise directement à l’oreille de Nocubus par l’émetteur-récepteur de son casque, le fit sursauter.

            — Ouais. Chuis prêt. Sa voix résonnait à ses oreilles comme s’il parlait dans une boîte de conserve.

            — On est vraiment limité dans le temps, donc il va falloir qu’on se grouille.

            Nocubus eut un geste d’assentiment.

            Esterd passa devant lui.

Les deux hommes prirent la direction de la soute, d’un pas rapide. S’enfonçant dans le ventre du cargo. Vers l’épicentre nauséabond et excrémenteux.        

 

 

 

Publié dans Nouvelles

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