Jeanne

Publié le par Lukasland

Thème : libre
Genre : fantastique



            Les flics sont à ses trousses. Et il file vers le sud. Dans sa Chevrolet lancée à tombeau ouvert sur l’autoroute. Le temps presse. Il ne dispose que de trois jours. Pour parcourir un peu plus de 2000 kilomètres. Il doit se presser. Et ne jamais s’arrêter. Il ne fait pas ça pour lui. Il fait ça pour elle.

 

  

 

            Le sérum représentait vingt longues années de sa vie. Vingt longues années de combat et d’acharnement. A travailler jour et à nuit. A sacrifier son temps et sa personne sur l’autel de la science. Et toujours, derrière chacune de ses pensées, combattant ses instants de faiblesses pourtant innombrables, sa motivation secrète, gardée précieusement au fond de son cœur… Comme un petit soleil lui procurant l’énergie nécessaire à avancer quoi qu’il arrive… Les plus hautes instances n’avaient cessé de féliciter son investissement inconditionnel dans le projet. Ses collègues chercheurs et scientifiques le considéraient toujours avec un regard empli de respect et d’admiration. S’ils avaient su, tous autant qu’ils étaient… Lui, le père de la révolution. S’ils avaient su la raison réelle qui le poussait à changer la face du monde…

 

  

 

            Premier arrêt à une station. La nuit est tombée. C’est le désert qui s’étale tout autour du petit motel miteux pris dans les bourrasques de sables. Il devrait faire une halte pour se reposer. Mais il ne veut pas. Plus tôt il y sera, plus proche il sera d’elle. Il se gare assez loin des lampadaires qui répandent leur flaque de lumière pisseuse pour ne pas qu’on le voit, mais assez près pour bénéficier de l’éclairage falot. Le moteur arrêté, il pose ses mains sur le cercle du volant, les bras dépliés, et il s’étire, pour étancher les courbatures qui commencent à lui tétaniser les muscles du cou.

            Sur le siège passager, il y a un petit attaché-case. En simili cuir. Aux loquets dorés. Il se masse un instant les yeux, puis pose son regard sur la mallette. Il embrasse les environs d’un regard rapide. Puis il s’empare de la mallette, la fait glisser sur ses genoux, et l’ouvre en basculant les clapets. A l’intérieur, trois seringues, emboîtées dans des encoches plastiques. Le liquide doré qu’elles contiennent brille de faibles reflets irisés à la lueur des lampadaires. Il s’empare d’une des seringues et l’examine un instant, en la retournant entre ses mains. C’est l’œuvre de sa vie qu’il tient entre ses mains. Ce qui est amené à bouleverser l’humanité.

Est-il près ?

            De toute manière, il est trop tard pour reculer.

            Il jette un dernier coup d’œil alentour. Sur le parking du motel décrépit, deux voitures seulement sont stationnées. Deux âmes en peine, perdues, comme lui. La nuit au-dessus du désert est épaisse, on a du mal à distinguer la pointe des étoiles, et dans le lointain, la ville la plus proche expose les dégradés lumineux de ses habitations en un mirage fluctuant, comme une sorte de fantasme inaccessible. La civilisation est une utopie lancée à la face de l’entropie.

            Il fouille dans l’une des poches de son pantalon et en ressort un élastique en caoutchouc, semblable à ceux utilisés en milieu hospitalier. Il referme la mallette pour la déposer à nouveau à ses côtés, sur la banquette. Il pose précautionneusement la seringue sur son couvercle. Il retrousse la manche de sa chemise. Puis il s’enserre le bras, au-dessus du coude, à l’aide de l’élastique. Ses gestes sont précis, étudiés, et démontrent une évidente pratique. La veine saillante de son bras, il s’empare de la seringue de sa main libre. Il vient effleurer la surface de sa peau avec l’aiguille. Le contact de l’acier froid le fait frissonner, autant que la perspective de ce qu’il est sur le point de se faire subir. Aucun test n’a été réalisé sur sujets humains jusqu’alors. Il ne sait pas si cela va marcher. Mais il n’est plus temps de se poser la question.

            Il prend une profonde inspiration et fixe le dais du ciel obscur qui s’étire en un gouffre béant au-delà du pare-brise de sa Chevrolet. Il pense à elle. Il voit son visage se dessiner tout au fond de son esprit. Son visage, malgré les années, n’a pas changé… Toujours le même. Défiant le passage du temps. C’est pour elle qu’il fait tout ça. Tous les risques du monde lui semblent justifier l’objectif secret qu’il s’est fixé.

            D’un geste ferme mais précis, il enfonce l’aiguille de la seringue dans sa peau. Le trait d’acier perce la membrane de sa chair et pénètre sa veine. Il presse le piston. Le sérum roule dans ses veines, répandant une curieuse chaleur qui se diffuse progressivement dans son bras, puis qui remonte dans son cou, puis dans son buste, se diluant dans tout son corps, jusqu’à envahir la peau de son crâne, à picoter son cuir chevelu et envelopper l’épicentre de ses pensées : son cerveau.

            Il rejette violemment la tête en arrière, contre l’appui-tête de son siège. Il ouvre la bouche. Ses paupières cillent frénétiquement comme celles d’un épileptique en proie à l’une de ses crises. La seringue, vide, lui échappe des mains et tombe en un bruit mat sur le plancher du véhicule, allant rouler sous la pédale de frein. Il ferme les yeux.

            Le spectacle commence.

 

  

           

            Rouler. Toujours rouler. La vie n’est plus que la ligne infinie de la route. Ses bandes blanches qui passent, interminables tirets sans cesse renouvelés, se déroulant vers l’horizon infini, vers l’ailleurs, comme autant de battements de cœur, de pulsations sourdes et rapides.

            Il n’a pas dormi depuis de nombreuses heures. Combien ? Impossible à dire. Deux jours et deux nuits. Peut-être. Les pancartes indicatrices défilent. Nom de grandes villes. Nom de grands lieux. Des milliers de gens malheureux. Des milliers d’existences anonymes. Qui fourmillent. Autant de consciences perdues et isolées. Séparées par le rempart de la chair. Il prend soin de ne jamais dépasser les limitations de vitesse. Même si il est plus qu’improbable qu’on parvienne à l’arrêter dorénavant…

            Il est heureux. Il ne s’est pas senti aussi heureux depuis des années. Depuis vingt ans, très exactement. Le sérum, son enfant, ce produit miracle dont il est le père, fonctionne… Au-delà de tout espoir. Les perspectives qu’ouvrent ses effets sont tout bonnement vertigineuses. En un autre temps, il en aurait éprouvé une vive fierté. Mais, à mesure que la Chevrolet engloutit les kilomètres, à mesure que le passé fuit derrière lui comme un torrent rageur et que l’avenir, imminent, lumineux, se précipite à sa rencontre, toutes ses pensées demeurent unanimement tournées vers elle.

            Oui. Le sérum est un miracle. Qui va lui permettre de réaliser son rêve le plus cher.

 

  

 

            Deuxième injection, le deuxième soir. Il a fait halte dans une station service pour se nourrir. Car il s’est rendu compte qu’il n’avait rien avalé depuis le début de sa cavale et que son corps, affaibli par la fatigue, commençait à lancer d’impérieux signaux de protestation. Un sandwich sous cellophane au goût totalement industriel, grappillé dans la boutique, avalé en cinq bouchées mécaniques, accoudé à une table circulaire. Le caissier, la mine maussade de celui qui est d’astreinte, ne lui accorde pas même la faveur d’un regard.

Il voit tout. Il entend tout. Et il n’en est qu’à la première phase de l’expérience. Qu’en sera-t-il lorsqu’il se trouvera en pleine possession de ses nouvelles facultés ? C’est tout simplement impossible à imaginer. Le territoire intérieur qui s’ouvre à lui est déjà si vaste, et si…étourdissant.

Un réflexe conditionné le dirige vers la machine à café. C’est à regret qu’il s’en détourne, rappelé à la raison par les contre-indications du sérum…

Il quitte la boutique, s’esquivant comme un fantôme, sans saluer le vendeur. Dans sa voiture, il retire de la mallette la seconde seringue et se livre au même rituel que la veille. Dans sa tête, à mesure que le sérum enlace ses pensées, la réalité se fond en un schéma dont l’organisation intime n’a plus de secret à sa compréhension eidétique. Les hommes, intégrés à ce paradigme élucidé, sont autant de rouages qu’il appréhende.

             Le silence qui règne dans l’habitacle de sa Chevrolet s’emplit alors d’un impossible bourdonnement. Mille voix qui murmurent. Qui chantent. Qui se répondent et se font échos. On dirait le murmure des anges. Il sait qu’il n’en est rien.

            Se concentrant sur la route, la route, toujours la route, il redémarre, sous le crépuscule blafard d’une nuit égaillée du sourire de la lune. Il roule en direction de la dernière étape de son voyage. Il pense toujours à elle. Il sait qu’au loin, derrière lui, à un peu moins de sept cent kilomètres, plusieurs équipes de police et de forces spéciales, tous gyrophares allumés, sont lancées sur ses traces et que sa capture est désormais une question de sécurité nationale. Il sait aussi qu’au Centre, l’alerte a été donnée depuis un peu plus de vingt-quatre heures, lorsque l’un des chercheurs de son équipe a découvert que les trois uniques seringues qui contenaient le précieux sérum synthétisé par l’IHEC, pourtant enfermées dans une cloche hermétique et sécurisée au troisième niveau du laboratoire, avaient disparu… Il sait, enfin, qu’à présent, plus rien ne peut l’arrêter.  

            Et les milliers de voix continuent de rouler sous son crâne.

Lentement, il apprend à les apprivoiser.

 

  

 

            La réalité s’est fluidifiée autour de lui. Les formes tanguent et ondulent comme si elles étaient prises dans le halo d’un élément sans cesse fluctuant.

            Il a garé sa voiture sur le parking de l’hôpital. Il y est. Enfin. La fin du voyage. Le soleil se lève sur la ligne des immeubles qui barrent l’horizon hachuré. Le ciel arbore une couleur insolemment pure. Pas un nuage ne vient en ternir le bleu éclatant. Il marche sur le parking. Il n’a pas dormi depuis trop longtemps. Mais la fatigue, pourtant, ne compte plus. Il est tout tendu vers l’imminence de cette consécration qui lui est désormais accessible, de ce rêve qui est sur le point de se réaliser. Glissée sous la manche de sa chemise, l’aiguille appuyée contre sa peau, la troisième seringue attend de libérer son pouvoir. Il sait qu’Herbert, l’un de ses plus fidèles amis, membre actif du projet, à deux milles kilomètres de là, vient de percer son secret. Qu’il a établi une relation entre le vol du sérum et Jeanne, sa femme. Il ne peut plus compter que sur quelques poignées de minutes pour agir… D’ici là, l’hôpital sis devant lui sera cerné par les forces de polices, transformé en une forteresse inexpugnable.

            Une poignée de minutes.

            Juste ce qu’il lui faut.

            La réalité qui l’entoure est un long flot d’ondulations dans lequel se coulent les courants ininterrompus de milliers de voix. Parmi elle, une. Presque inaudible. Le soupir d’un murmure. Une voix qu’il connaît.

            Sous la manche rabattue de sa chemise, d’un mouvement devenu machinal, il enfonce l’aguillons de la seringue dans sa veine. Le sérum se répand dans son corps, lui donnant accès au stade ultime de la compréhension.  

 

  

 

            Elle est allongée dans le lit de la chambre d’hôpital. Niveau de réa. Immobile. Des tubes grossiers bleus et transparents jaillissent de sa bouche et s’enfoncent dans ses narines, galopant jusqu’à une imposante et bruyante machinerie installée à ses côtés, et qui semble la surveiller de ses multiples écrans. Ses yeux sont fermés. Elle dort d’un sommeil profond et éternel, semblable à l’une de ces princesses de conte de fée prisonnière de son linceul d’intemporalité.

            Il se concentre. Il évacue d’une geste de l’esprit les effluves de pensées qui gravitent autour de lui : celles des aides-soignants arpentant les couloirs, celles des docteurs amassés en salle de radiologie. Ce froufroutement incessant d’images et de visions qui viennent interférer, se briser sur la grève de sa propre conscience en des milliers d’éclats diffus. Il dirige toute sa volonté sur Jeanne. Sur son esprit. Tentant de la visualiser intérieurement. Tentant de se représenter son esprit. Car il sait que si son corps se trouve à la lisière de la mort, tout au bord du précipice, son esprit, intact, lui est accessible… Il veut tendre une main pour l’atteindre. Le sérum va l’y aider. Il va ériger entre eux un pont qui les unira de nouveau.

            Ses yeux clos se plissent de nervosité sous la tension qu’exige l’effort. Il s’enfonce dans l’esprit de Jeanne. Perçant les strates successives d’inconscience.

Il l’appelle intérieurement :

             Jeanne ?

            Il insiste. Il s’enfonce plus profond. Jusqu’à ce noyau dur et brillant qu’il aperçoit, si proche.

           Jeanne ?

            Il sent une ultime barrière céder. Un nouveau territoire s’ouvre à lui. Il est pris dans le tourbillon de souvenirs épars qui l’éclaboussent. Mais ce ne sont pas les siens… Ce sont ceux de sa femme. Fin de journée d’été, avec le vent qui passe sur l’herbe de la pelouse haute du jardin. Glougloutement du ruisseau, dansant dans son lit, près de leur propriété.

           Jeanne ?

            Une petite voix lointaine, comme étouffée par une incroyable distance :

           Herbert ?

            Il a attendu cet instant toute sa vie. Sans même qu’il s’en rende compte, de fins filets de larmes s’écoulent de ses yeux clos, perlant sur ses joues ridées dans la lumière tamisée de ce début de journée.

           Jeanne ? Tu m’entends ?

            — Herbert ? C’est toi ?

            Il sent intensément sa présence, à présent. Il pourrait presque la serrer contre lui. Son esprit, qu’il vient de revigorer par la chaleur de sa volonté et de ses pensées, comme on insuffle dans le corps roide d’un noyé la force nécessaire à son rétablissement, est une forme consistante, palpable, qui s’est matérialisée derrière le rideaux de ses paupières closes.

           Comment est-ce possible ? Et où suis-je ?

            Il sent dans l’inflexion de sa voix une claire note d’incompréhension. Comme si elle émergeait d’un long rêve qui l’avait laissé un peu groggy, un peu désorienté. Ce qui, tout bien considéré, est le cas…

           Tu es à l’hôpital, Jeanne. Depuis de longues années…

            Il perçoit en elle un renouveau d’hésitation, de scepticisme. Le dialogue intérieur auquel ils sont en train de se livrer les rapproche l’un de l’autre comme aucune autre forme de communication ou de communion. Le sérum a établi une voie d’accès directe entre leur esprit. Ce n’est plus la vacuité des mots prononcés qui traduit leur amour, mais la chaleur intense et intime de leurs pensés, libérées de l’entrave du langage, et transcrites dans toute l’ardeur et la pureté de leur essentialité.

            — …Et je suis venu te rejoindre… Poursuit-il. Pour que nous partions ensemble…

            Il la voit sourire. Il accueille le courant d’amour qu’elle lui destine avec une avidité presque enivrante. Il repense au sérum. A ces longues années de combat. Sa dépression… Des années à gravir la pente raide d’un long long tunnel obscur dont il ne voit pas le bout. Tant de souffrance, tant de doute, tant de solitude. Mais, par-dessus tout, l’infaillible volonté de réussir, de parachever ses ambitions scientifiques. De mener jusqu’à son terme le projet d’une vie dans le seul et unique but, détaché de toute contingence matérielle ou superficiellement égotiste, de la revoir elle, une dernière fois. De lui offrir une ultime étreinte. De donner un ultime baiser à celle qu’il n’a pu, qu’il n’a su ramener à la raison le soir de leur dernière dispute, ce soir fatidique où, furieuse, elle l’a quitté en claquant la porte pour aller s’élancer sur l’autoroute vers son destin funeste, vers la fin de tout espoir, de toute vie, de toute chose… Il revoit ce corps extrait du véhicule désincarcéré. Il revoit l’épave méconnaissable de la voiture, cet impensable rugissement de taule et de verre brisé hurlant la violence du choc. Il réentend le pronostique sans appel du corps médical. S’abattant sur lui comme cinquante années d’une vie : COMA. Et ce sentiment de culpabilité intenable, le rongeant, le dévorant un peu plus chaque nuit…

            Mais maintenant, enfin réunis, il ne sent pas en elle l’ombre d’une rancœur… Il n’y a que l’amour. C’était comme si ces vingt années écoulées avaient sûrement effacé cette soirée tragique… Ne demeure que le feu intarissable de l’amour qui les a toujours relié. Et qu’ils éprouvent de nouveau dans toute son intensité.

           Es-tu prête à me suivre ?

            Un moment de silence. Puis :

           Avec toi ? Jusqu’au bout…

 

  

 

            On les retrouve dans la chambre. Lui, au pied du lit, allongé sur le corps de la femme immobile sous les couvertures, toute cernée de ses tubes et des encombrants dispositifs respiratoires qui permettait de continuer à faire battre son cœur. Son cœur est éteint à présent. Un trait rectiligne se prolonge sur les écrans des moniteurs, comme l’interminable trait de conclusion d’une histoire qui ne pouvait finir autrement. Son cœur est éteint. A tout jamais. Comme celui de l’homme qui a refermé ses bras autour de son petit corps, dans une dernière étreinte protectrice et amoureuse.

            Deux êtres séparés dans la vie.

            Deux êtres réunis dans la mort.

            Leurs paupières sont closes.

            Mais leurs lèvres sourient.

            Sur le sol de lino, une seringue, vide.

Publié dans Nouvelles

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