Douche Nouvelle

Publié le par Lukasland

Thème : libre
Genre : SF


            La publicité, placardée sur les façades nues des bâtiments, étalait en grosses lettres rouges ce slogan perspicace : « Laissez-vous convaincre par la cabine à impulsions. Une société sans eau, pour un monde plus propre »…

Les gens, pour la grande majorité déjà acquéreurs de ce produit béni, passaient devant les larges banderoles en notifiant le slogan d’un hochement de tête approbateur.

 

 

 

— L’eau coûte trop chère. On a plus le choix.

            Julien dévisagea Marie sous la lumière clignotante de la vitrine du magasin. Il savait qu’elle avait raison, et pourtant, au fond de lui, son bon vieil instinct de conservation lui hurlait que la cabine à impulsions n’était pas une acquisition raisonnable, même si pour l’heure, et il était forcé de l’avouer, depuis plusieurs semaines maintenant, elle était l’objet de toutes les attentions de Marie.

            — …On ne compte plus le nombre de foyers qui en sont équipés ! ajouta-t-elle sur le ton de la supplication.

Ce n’était pas un argument valable. Elle le savait aussi bien que lui. Les élans de la majorité ne constituaient en rien le reflet d’une quelconque vérité. L’histoire l’avait illustré à maintes reprises. Et à ce qu’il en savait, même si la cabine à impulsions était commercialisée depuis six mois déjà et qu’elle avait effectivement conquis bon nombre de familles en successeur idyllique de ces antédiluviennes cabines de douche devenues de véritables gouffres financiers pour leurs malheureux propriétaires, elle n’avait obtenu en aval aucune validation sécuritaire du gouvernement… D’un autre côté, se laver devenait de plus en plus difficile. Il fallait puiser de l’eau au strict minimum. Chaque matin, goûte à goûte, avec cette obsession de l’économie…

            — S’il te plaît… Rentrons au moins dans la boutique… Peut-être que le vendeur achèvera de te convaincre…

            Elle lui servit son sourire le plus aguicheur. Il ne put y résister… Il poussa un soupir à fendre l’âme et la suivit dans le magasin, se sachant vaincu d’avance.

 

 

 

            Le vendeur, très impliqué, leur débitait son discours automatique, ventant les mérites innombrables de son produit. L’installation de la cabine était gratuite, se fit-il un devoir de préciser. La boutique se proposait même de débarrasser le client, si ce dernier le désirait, de son ancienne douche. Il ajouta qu’il ne fallait pas tarder à se décider car le stock du magasin, bien que régulièrement approvisionné, s’amenuisait de façon impressionnante, le nombre de commandes ne cessant d’augmenter au fil des semaines…

            — Et vous nous la posez dans la semaine ? demanda Julien.

            — Oui. Vous nous dites le jour, et nous nous déplaçons… L’histoire d’une matinée.

            Marie se pelotonna contre lui, en lui attrapant le coude, et l’embrassa d’un regard à la fois tendre et suppliant. Dans sa tête, il pesa rapidement le pour et le contre. Et son sens critique eut tôt fait de s’effacer devant l’impériosité de leur situation.

Le cours de l’eau ne cessait de grimper depuis des années, et ça n’allait certainement pas aller en s’arrangeant. Comme tous les couples appartenant à la classe moyenne vache à lait, ils avaient déjà à moitié fait le pas vers le tout « lavage à impulsions » : leur lave-linge, leur lave-vaisselle, leurs robinets, leurs sanitaires, avaient été remplacés par des dispositifs à impulsions, indispensablement plus économes… Mais l’eau continuait, chaque mois, de leur coûter une fortune… Combien de temps tiendraient-ils encore ? Il devenait presque stupide de continuer à attendre… A sa connaissance, aucun accident attribuable à la cabine à impulsions n’avait été recensé… Ses craintes n’étaient donc pas fondées…

— C’est d’accord, lâcha-t-il, un peu à contrecoeur quand même.

Marie laissa exploser sa joie en sautillant et en l’embrassant sur la joue comme une enfant. Le vendeur, plus satisfait par sa prestation personnelle que par cette effusion gratuite qui salissait la bienséance universelle des codes de ventes, lui adressa un petit sourire coincé.

            — Si vous voulez bien me suivre pour procéder au règlement, avança-t-il.

            Il les invita d’un geste rigide de la main à s’avancer vers les caisses.

            Marie et Julien le suivirent.

 

 

 

            — Tu es contente ?

            Les installateurs étaient passés dans la matinée pour remplacer leur ancienne douche. Les différences étaient notoires. En lieu et place de l’ancien pommeau déversant ses trombes d’eau hors de prix, il y avait à présent un large plateau amovible, à la surface brillante, sous lequel on se plaçait pour recevoir sa dose salutaire de rayonnements. Les parois en plastique de la douche avaient été tapissées de plaques réverbérantes qui réfractaient le rayon initial afin d’exposer chaque partie du corps au soin antiseptique. C’était certes plus rustique, mais ça avait l’aspect économique du matériel solide qui dure longtemps.

            Marie lui arracha un baiser.

            — Oh oui, se délecta-t-elle en s’étirant comme une chatte… Que dirais-tu d’essayer notre nouvelle acquisition ? lui susurra-t-elle langoureusement.

            Il n’hésita pas bien longtemps.

 

 

 

            L’expérience n’était pas si désagréable, à dire la vérité. Et, de jour en jour, Julien finit par y prendre goût, en dépit de ses premières réticences qui l’obligeaient, les premiers temps tout du moins, à s’exposer le moins possible aux rayonnements. Bien sûr, le contact de l’eau lui manquait cruellement. Autant que l’odeur parfumée du savon dont il s’aspergeait le corps. Cette manière virile de se laver, de faire partir la saleté en se frottant énergiquement… Avec la cabine à impulsions, le fait en lui-même de se laver perdait tout intérêt agréable pour ne devenir qu’une routine. On pénétrait nu dans la cabine, on mettait en marche le cracheur, puis, tout enveloppé d’ondes et de rayonnements invisibles, on attendait quelques secondes que le corps soit intégralement aseptisé, luisant comme un sou neuf. On en ressortait néanmoins avec un délicieux frisson vous galopant sur l’épiderme et remontant jusqu’au sommet de votre crâne. Comme un courant électrique bienfaisant qui vous traverserait… Et Julien aimait ça.

            Les jours passèrent.

            Et les mois.

            Chaque jour, les corps, par millier, puis par millions, soumis aux rayonnements salvateurs des cabines à impulsions.

 

 

 

            Un jour, Julien se leva tôt le matin. Un mal de crâne battait sourdement à ses tempes. Il se retourna sur le sommier de son lit et chercha à tâtons la présence de Marie à ses côtés. Sa main ne rencontra pas la forme significative du corps de son épouse. Il se redressa sur le sommier, se massant le front en une vaine tentative d’éloigner la douleur sous son crâne.

            — Marie ? murmura-t-il.  

Sa propre voix lui paraissait anormalement lointaine, comme prise dans un long tube étroit… Il se leva en grimaçant et commença à arpenter la chambre.

            — Marie ?

            Pas de réponse. Il se traîna jusqu’au salon, ne prenant pas le risque d’allumer l’éclairage intérieur de peur que l’éclat soudain des plafonniers ne lui vrille les yeux. Il traversa l’appartement pour se diriger vers la salle de bain. Il remarqua le rectangle mordoré qui brillait par l’interstice de la porte… Il l’ouvrit, en se protégeant les yeux du revers de la main.

            — Marie ?

            Ses pieds nus entrèrent en contact avec un liquide poisseux, qui affleura et resta coller à la plante de ses pieds. Il baissa les yeux et mit un certain temps à comprendre ce dont il s’agissait. Lorsqu’il comprit, son cœur, dans sa poitrine, manqua un battement.

C’était une flaque de sang. Une large flaque de sang, parfaitement concentrique, semblable à une auréole veloutée esquissée sur le blanc d’une toile…

            Il fit un bond de côté, tout à la fois écoeuré et effrayé par sa macabre découverte.

            Il hurla :

            — Marie !!!

            Il retourna dans l’appartement et, courant comme un dératé, en visita chacune des pièces. C’est en désespoir de cause qu’il revint à la salle de bain, les traits tendus. La flaque de sang s’étalait, inchangée, sur le sol de lino. Il remarqua, abandonné pêle-mêle sur le rebord du robinet à impulsions aménagé sous le miroir qui ornait l’un des murs, tout un étalage de médicaments déballés dans la précipitation. Une multitude de scénarios vint taquiner son esprit encore empêtrer dans les brumes duveteuses du sommeil et il dut faire un effort considérable pour tenir en laisse son imagination.

            Il retourna au salon et décrocha le combiné en composant précipitamment le numéro du Service National de Sécurité. Il laissa sonner longuement… Mais personne ne lui répondit. Il attendit encore, et encore, un temps qui lui sembla infini, avant de raccrocher. Il refit une tentative. La ligne demeura obstinément silencieuse, l’abandonnant dans une solitude glaciale. Une impression délétère se diffusa dans ses pensées, comme un miasme échappé des plus sordides lacs de son inconscient : ce sentiment oppressant que quelque chose clochait autour de lui. Un truc vicieux et indécelable, glissé dans l’engrenage, petit grain de poussière qu’il n’était pas encore capable de percevoir mais qui allait lamentablement foutre en branle cette grosse machine à vapeur qu’était la réalité de Mr Tout le monde.

            Julien se massa les mâchoires. Ce réflexe, en temps normal, témoignait chez lui d’une indécision à toute épreuve. Il avait le don de mettre Marie hors d’elle.

            Julien se leva. Il devait agir. Il ne pouvait rester là, assis, immobile, à attendre.

            Il fit un détour par sa chambre. Derrière les lamelles des volets rabattus, la lumière mordorée de l’aube se frayait un chemin oblique que rehaussaient les particules de poussières. Il enfila en vitesse un jean et une chemise. Il passa par le vestibule, se chaussa, attrapa au vol son blouson, et quitta l’appartement. 

            A la recherche de réponses.

            Qu’il allait rapidement regretter.

 

 

 

            Il sortit et se retrouva sur le seuil de l’appartement, aspirant de grandes bouffées d’air vivifiantes. La fraîcheur du petit matin, lorsque la ville s’extirpe du froid sommeil de sa nuit urbaine et que son soupir n’est pas encore tari par l’exhalaison nauséabonde et toxique des gaz d’échappement. Ce courant bienfaisant le revigora. Il porta un regard alentour. Sur la rue.

            Quelques rares véhicules circulaient, premiers flots d’hémoglobine métallique injectés dans le grand corps malade de la cité. Quelques passants arpentaient les trottoirs, sous l’éclairage inutile des lampadaires toujours allumés. La réalité arborait une teinte étrangement décalée. Comme si un détail indéfinissable, piqué dans l’ensemble du tableau, en modifiait la trame profonde sans que Julien puisse en déterminer l’origine. C’était troublant. Pour ne pas dire frustrant.  

            Il se permit d’alpaguer un passant qui marchait d’un pas précipité à sa rencontre.  

            — Excusez moi… dit-il en attrapant l’homme par le bras. Je cherche à contacter le Service National de Sécurité. Impossible de les joindre de mon appartement…

            L’homme le dévisagea d’un regard vide, puis, se dégageant de son étreinte d’un brutal mouvement d’épaule, reprit son chemin sans se défaire du masque d’impassibilité qui parait son visage.

            Julien le regarda poursuivre sa marche obstinée, profondément perplexe.

            Une passante arrivait à sa hauteur, sur le trottoir d’en face. Il traversa la rue à grandes enjambées.

            — Excusez-moi madame. L’interpella-t-il.

            Elle s’arrêta et le gratifia d’un regard interrogateur dénué d’hostilité.

            — J’ai besoin de contacter de toute urgence les…

            Il ne finit pas sa phrase. Ses yeux se braquèrent sur le visage de la jeune femme. Il ne finit jamais sa phrase. Sa phrase devait rester en suspend à l’infini. Comme ses pensées dans sa tête. Aspirées dans le tourbillon d’une horreur ascendante.

            La jeune femme qui lui faisait face tenta de lui sourire. Elle était belle. Des traits délicats. Des yeux couronnés de longs cils. Des lèvres charnues. Une opulente chevelure lui coulant sur les épaules. Mais quelque chose d’effroyable était en train de se réaliser sur ce beau visage… La calotte du crâne, lentement, se mit à s’affaisser. Comme si la boîte crânienne avait subitement perdu de sa consistance solide… Le sommet du crâne s’effondrait sur lui-même, et modifiait en conséquence toute la symétrie et la physionomie de ce visage avenant et juvénile. Le front se bomba, enfla un instant comme une baudruche dans laquelle on aurait insufflé de l’air. Puis, subitement, l’affaissement reprit, jusqu’à toucher les yeux dont les globes oculaires se renversèrent dans leur orbite de manière presque comique. Les pommettes saillantes se creusèrent à mesure que toute la partie supérieure du visage s’écroulait à l’intérieur du crâne… La peau était devenue molle, inconsistante, comme si les muscles, les os, les nerfs, les tendons qu’elle enveloppait se liquéfiaient de façon inexorable, aspiré par un obscur centre de gravité intérieur. Le visage se déforma de manière grotesque, avant de disparaître tout bonnement à l’intérieur du corps, sans pour autant que le procédé ne s’interrompt, bien au contraire. L’affaissement se communiqua aux épaules, puis au buste…

            Julien fut frappé de tétanie. Il assista, impuissant, à la lente mais inévitable liquéfaction de la jeune femme. L’image d’un flan qu’on aurait placé dans un four à micro-ondes en état de marche lui traversa l’esprit. Il aurait voulu en rire. Cela ne lui arracha qu’un pitoyable gargouillis qui ne franchit pas la barrière de ses lèvres scellées.

            La jeune femme fondit sous ses yeux. Quelques secondes plus tard, ne restait plus, pour tout témoignage de sa présence, de son existence, de son passé, de ses espoirs, de sa beauté, qu’une petite marre de sang circulaire arrosant le goudron du trottoir, identique à la flaque que Julien avait surprise dans sa salle de bain.

            Julien se prit la tête dans l’étau de ses mains et ouvrit grande la bouche pour expulser un cri qui se refusa à sortir. Il se laissa choir à terre, sur ses genoux.  

            Une voiture arrêta sa course en pleine rue. Son conducteur en sortit. Un homme d’une quarantaine d’années arborant le costume trois pièces de l’employé de bureau. Très propre sur lui. Son crâne dégarni s’écroula lentement, sûrement, par le même procédé morbide qui avait eu raison de la jeune femme. Son visage comme révulsé de l’intérieur. L’homme examina ses mains sans comprendre ce qui lui arrivait avant que ses yeux ne disparaissent à l’intérieur de sa tête. Avant que tout son corps, aspiré de l’intérieur, ne s’amenuise, ne fonde, ne dégouline.

            D’autres personnes émergèrent des entrées d’immeuble ou des bâtiments. Une étrange cohorte de gens à l’expression étonnée, surprise, offusquée.

            Ils fondaient.

            Tous autant qu’ils étaient, là, sur le trottoir, se dévisageant de leur ultime regard, ils fondaient, s’effondrant sur eux-mêmes, sans pousser un cri. Ils fondaient dans un pur silence.

Amas de chairs flasques, visqueuses et dégoulinantes souillant le macadam.

            Julien se leva d’un bond et fonça vers l’entrée de son immeuble. Il glissa au passage sur une flaque de sang fraîchement inaugurée et manqua de perdre l’équilibre. Il se rattrapa de justesse en exécutant une surprenante pirouette. Il passa près d’une jeune fille qui tenta de lui dire quelque chose. Mais les mots se tarirent dans sa bouche horriblement déformée sans que Julien puisse en saisir le sens.

 

 

 

Julien regagna son appartement, la mort sur les talons. La folie pas loin derrière. Il ouvrit la porte d’entrée en grand fracas, traversa le vestibule en quatre enjambées, et pénétra dans la salle de bain. Il s’observa dans l’un des miroirs muraux. Pétri d’effroi. Il fixa le regard que lui renvoyaient ses yeux. Un regard de bête traquée, acculée, suppliant on ne sait quel Dieu sourd et aveugle. Il vit le sommet de son crâne s’affaisser, lentement, sûrement. Il ne ressentait aucune douleur. Simplement, il fondait… Ses mains étaient crispées sur l’émaille froide du lavabo. Il eu le temps de capturer ses yeux. Les orbes de ses yeux s’enfonçaient dans les cavités de ses orbites, elles-mêmes distordues par le procédé de liquéfaction avancée dont il était victime. Toute sa figure devenait horriblement difforme. Sa tête se dégonflait comme un ballon qui perdrait de son air…

Puis ses yeux furent aspirés à l’intérieur de son crâne. Alors il ne vit plus rien.

            Il sentit tout son corps se ramasser, se ratatiner sur lui-même, comme si les fluides que contenait l’enveloppe de sa chair, mais aussi les nerfs, les os, les muscles de son corps, tout ce joyeux magma interne et supportant la vie, était en train de s’évaporer, lentement, sûrement, en silence.

            Sa dernière pensée alla à Marie. Il se demanda si elle avait eu le temps de souffrir dans son agonie. Il se demanda aussi si la prochaine race qui dominerait la planète aurait besoin, comme eux,  c'est-à-dire, comme la précédente, de se laver. C’était une interrogation un peu saugrenue. Et à laquelle il ne pourrait jamais obtenir de réponse.

            Il disparut dans un ultime et dernier « ploc ».

           

 

 

La publicité, placardée sur les façades nues des bâtiments, étalait en grosses lettres rouges ce slogan perspicace : « Laissez-vous convaincre par la cabine à impulsions. Une société sans eau, pour un monde plus propre »…

Le slogan ne mentait pas.

 

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