Je Suis Mort

Publié le par Lukasland

Nouvelle destinée à la Vème Antho du Cafard Cosmique 

 

 

            Je n’ai plus que trente minutes à vivre. Et je suis heureux.

            62.

            Parce que je vais leur faire payer, méchamment, à tous autant qu’ils sont. Pour la saloperie qu’ils m’ont fait subir. Là-bas, dans leur Centre. Comme un animal. Parqué dans ma cellule. Pas de jour. Pas de nuit. Les injections à répétion. Le sang qui bout dans mes veines. Les scanners qui me dévorent la peau. Et ces tiges d’acier qui me rentrent dans l’oreille. Ces lasers chauds qui me grillent le cerveau. Et ces cris, à chaque seconde, de partout. Des murs immaculés tout autour. Des autres types comme moi coincés là-bas. Qui hurlent comme des gamins réclamant leur mère. Rien que d’y penser, j’en ai la nausée qui me monte des tripes. Rien que d’y penser, j’ai aussi ce courant cuisant qui me brûle à l’intérieur, comme avant. La haine. La haine des autres, et l’envie de décharger ce courant dévastateur tout autour pour voir tout mourir.

            Mais ne pressons pas… Ne pressons pas.

            67.

            Il ne me reste plus que trente minutes à vivre, et je compte rentabiliser ce temps au maximum. Pour réaliser le plus gros coup de toute ma chienne de vie. J’en salive rien que d’y penser… Comme au bon vieux temps. Une synchronisation parfaite. Pour un carnage optimal.

            71.

            J’ai gagné par cargo la planète Vangelis. Un voyage dur. Planqué dans les soutes du mastodonte. Trois jours sans bouffer, à pisser et chier dans un seau en plastique, à dormir avec le bruit omniprésent des propulseurs ioniques ronflant dans mes oreilles. A partager les cinquante mètres carrés puants de cette geôle mobile avec la petite trentaine d’immigrants imbéciles épris de liberté et d’horizons meilleurs... S’ils savaient… Et maintenant, me voici. Sur Vangelis. Tout près du but. Tout près. Assis dans la rame de l’un des vingt-huit métros aériens de Botof City. A sillonner les airs dans une tubulure de cristal qui se déroule comme un long, long serpent vers le cœur de l’humanité. Botof City… La ville aux mille lumières. Plus importante mégalopole de tout le système. Que je hais. Effigie grandiloquente de la suprématie humaine. Que je hais.

            J’étais seul dans la dernière rame. Une femme vient d’immiscer la tête par l’encadrement du tube de jonction. Je me racle la gorge.

            72.

            Elle me dévisage. Une bourgeoise. Des hauts quartiers. Fringuée comme un as de pique. A la mode rococo. Je la déteste. Je la vois déjà morte, entre mes mains. La langue pendante comme une cravate jaillie de sa bouche. Les yeux exorbités. Mes doigts continuant de broyer sa nuque comme s’il s’agissait d’une matière malléable. Le menu plaisir des os qui craquent. Ce délicat bruit sec qui casse net une vie. Je détourne le regard pour me concentrer sur le plan du métro brillant en plan intégré sur la vitre transparente. Je me racle la gorge, et je prends une grande bouffée d’air. Par les narines. Pour me calmer. Car j’ai la chair qui vibre comme un électron qu’on vient d’exciter. Et mes instincts sont en ébullition.

            Plus que trois stations.

            75.

            78.

            Je me racle la gorge. Le métro vient de s’immobiliser dans un pur silence. Des gens éparpillés sur le quai, cernés d’affiches tridi publicitaires criardes. Des grappes timides. Peu nombreuses. Visages bariolés et anonymes. Autant de morts en devenir. Je n’ai aucune idée du jour… Ni de l’heure… Je suis perdu dans le temps. Un naufragé du temps présent, comme aurait dit mon salaud de père. J’apostropherais bien la petite bourge pour savoir l’heure exacte. Rien que pour me délecter de sa réaction outrée face à une telle marque d’incivilité. Rien que pour goûter la décomposition de son visage pincé déjà déformé dans ma tête. Mais elle a préféré rebrousser chemin. La bougresse. Retrouver la réconfortante compagnie de ses semblables. Ma sale gueule ne lui revient peut-être pas. Allez savoir…

            Il me reste moins de trente minutes à vivre, et je me demande comment tout cela va finir. M’arrêteront-ils à temps ? N’est-il pas déjà trop tard ? J’ai mûrement organisé ma fuite. Et je sais que je peux compter sur cinq jours de battement avant qu’ils ne découvrent la petite mascarade à laquelle je me suis livré avec l’aide de ce bon vieux professeur Yearning. Qu’il soit damné. Que les flammes de l’Enfer lui dévorent les entrailles. On ne joue jamais avec les fous de mon espèce. Car jouer, c’est perdre. Et perdre, c’est mourir.

            Je me racle la gorge.

            83.

            88.

            Dernière station avant le déluge. Métro vers l’Enfer… Ça ferait un très bon titre de réalité alternative. Mais là, on est dans le réel. Concret et dur. Et ça va faire mal. Pour de vrai.

            Terminus. Tout le monde descend. Je me racle la gorge. Une petite foule s’amasse, plus compacte, devant les terminaux de sortie. Des blancs, des rouges, des grands, des petits. La diversité des espèces dans tout ce qu’elle a de plus puéril et de plus répugnant. A vomir.

            97.

            99.

            103.

            110.

            Je quitte la mousse de mon siège et descends de la rame. Avec difficulté. Mes muscles me font mal. Ils m’élancent comme s’ils étaient faits de lanières de cuir tendues à se rompre. Je cligne des yeux. L’intensité de l’éclairage artificiel me vrille l’intérieur du crâne. Je fais un pas en avant. Je suis sur le quai. Rassurant dans son inébranlable consistance solide sous mes pieds. Un jeune Scizien me heurte de l’épaule sans se retourner. Pas une excuse. J’aurais une arme sur moi, il serait déjà affalé par terre, tas de muscles inerte et inutile, s’agitant dans la flaque chaude de son propre sang avec sa cervelle en bouillie répandue sur son beau costume blanc.

Gris sur blanc. Corps flasque. Corps mou.

Un corps mort est un corps courtois.

            Je m’avance vers la petite file de gens pressés. Tous ces gens qui m’entourent, ça me revigore, ça m’insuffle une énergie nouvelle et un tas d’idées atrocement dégueulasses, atrocement excitantes. J’en suis dur comme fer. Mais je prends sur moi. Je dois me contenir.

Si proche du but.

            115.

            — Monsieur ? C’est pour quelle destination ?

            Je dévisage l’hôtesse d’accueil. Dernier rempart tangible à ma consécration. Tailleur à robe courte et moulante aux couleurs et emblèmes de la compagnie. Une méca. Parfaitement imitée. Parfaitement baisable. Si mon apparence fébrile heurte sa sensibilité ou inquiète ses soupçons, elle n’en laisse rien paraître, se contentant d’afficher son sourire le plus radieux, parfaitement artificiel. Aussi bien imité que la courbe de son petit cul. Un sourire inoxydable, de ceux qui doivent tenir même par temps de grande apocalypse.

            — Farheaven, je lui souffle.

            Elle ne comprend pas la plaisanterie. Bien sûr. Mais moi, dans ma tête, je suis hilare. A en mourir de rire. C’est le cas de le dire.

            — Couloir A5 07B, dit-elle en accentuant son sourire dents blanches comme si cette misérable intervention ensoleillait son existence pour les siècles à venir. Je lui donne ma carte de passe qu’elle fait glisser devant le récepteur. La porte du sas s’ouvre devant moi. Les portes du Paradis, je me dis intérieurement. Ou de l’Enfer, suivant la place qu’on occupe.

    La compagnie Icare vous souhaite une bonne et agréable journée…  

    Va te faire décapiter, pétasse.

J’avance… Dix mètres… Cinq mètres…

Et enfin, j’y suis…

J’ouvre les bras pour accueillir le souffle palpitant de cette nuée intarissable de gens qui vont et viennent, par dizaines, par centaines, par milliers, dans l’astroport de Ganymède. Une ruche à l’échelle humaine. Vibrante et bourdonnante. Vouée à l’éradication. Je suis presque étourdi par l’intensité du courant de pur plaisir qui me pénètre, me submerge, par cette délicieuse vague d’électricité qui chevauche mes chairs. Quelque chose de proprement orgasmique.

125.

150.

200.

            Je me racle la gorge.

J’y suis. Enfin. L’empire n’aurait jamais dû m’envoyer au Centre. Il a commis là son ultime erreur. Elle lui sera fatale. Je vais pouvoir laisser s’exprimer cet art magmatique que je porte en moi, dans mes tripes, dans mes gènes. La valse des corps morts qui s’agitent. La fin de toute chose qui se précipite. J’entends déjà les râles d’agonie de la multitude condamnée, et elle tisse à mes oreilles l’effluve languide d’une symphonie délicatement morbide. Je revois les giclées de sang aspergées sur la toile des existences. Les sculptures archaïques que j’ai pratiquées dans les chairs à vif. Et la senteur délicieuse des corps calcinés.

La mort est un art. Et je suis son Mozart.

            450.

            550.

            650.

            Je continue de m’imprégner de cette atmosphère étourdissante, de ce foisonnement de vies qui gravitent autour de moi, semblables à des milliers de planètes tournoyant autour du miracle d’un soleil...

Ganymède. Le plus vaste astroport de tout le système. Point culminant de l’arrogance humaine. Métaphore éhontée de sa suprématie technologique. Centre névralgique de l’Empire par lequel transitent, au quotidien, des millions de voyageurs. Toutes ces petites créatures insignifiantes et égoïstes, vacant à leurs rêves insignifiants et égoïstes. Figures essentielles de leur bulle existentielle faite de considérations égocentriques où rien ni personne n’a le droit de cité. Toute cette humanité pleine de merde, que je hais.

J’arrive, mes agneaux, j’arrive.

            Je me racle la gorge.

Je consulte d’un coup d’œil le cadran miniature du petit compteur que le professeur Yearning, dans son infinie prévoyance, a eu l’idée de me transmettre avant de crever d’une mort brillamment esthétique. Les secondes défilent vers l’inéluctabilité de la fin au rythme des battements sourds de mon cœur dans ma poitrine. Le compte à rebours terminal. Moins de dix minutes.

            700.

            800, peut-être… Difficile à évaluer…

            Je m’avance dans la foule. Personne ne me prête attention. Je vois bien, à la lisière de mon champ de vision, quelques gardes de l’Empire, dans leur uniforme rigide, postés devant les larges ouvertures des portes coulissantes donnant sur les plateformes d’embarquement. Mais ils sont occupés à discuter entre eux. Ils n’ont pas idée du prix que coûtera leur défaut de vigilance…

Je m’approche de l’immense panneau de renseignements qui flotte au milieu de la salle centrale de l’astroport. Une dalle gravi aux aberrantes dimensions de vingt mètre sur vingt. Pour qu’on la voit de loin. Stèle mortuaire parfaitement adaptée à l’échelle de mes ambitions. Des lignes multiples en strient sauvagement la surface. Sans mon décrypteur, les caractères – traduis dans plus de vingt mille dialectes et autres langages galactiques usuels – demeurent abscons à ma compréhension. Comme le restera le comportement des hommes à mon inexistant sens de l’empathie.

Les minutes s’égrènent. Avec la lenteur d’un rêve nébuleux qui se traîne.

            850.

            900, peut-être…

Je me racle la gorge.

            Tout est propre. Tout est lisse. Tout est ordonné autour de moi. La civilisation humaine est une grande et puissante mécanique poussée par le souci de la perfection et de l’équilibre. Chaque être parfaitement à sa place, rouage nécessaire à l’avancée organisée de l’ensemble. Il est temps que tout cela cesse.   

            Je consulte mon compteur.

            Le compte à rebours vient d’atteindre son but.

            Les quadruples zéro me fixent. Un curieux silence intérieur m’emplit, comme un fluide serein épousant la forme d’un broc.

            Ça y est… Le spectacle commence…  

Instant de faiblesse. Le décor qui m’entoure tangue autour de moi comme s’il était pris dans le flux d’un tourbillon. J’oscille d’avant en arrière. Je perds l’équilibre. Mes forces m’abandonnent brusquement. Mes jambes ne peuvent plus me soutenir. Je m’affaisse sur le sol, le sourire aux lèvres. Dans l’indifférence générale. La paume de mes mains entre en contact avec le dallage froid du sol. Quelqu’un me bouscule… Un éclair de haine pure jaillit, occulté par l’imminence de cette agonie qui se précise, qui m’aspire, qui m’avale…

            901.

            902.

            Je me racle la gorge. Et je goûte avec délice. Et je profite. Guettant l’apparition des symptômes avec une attention émerveillée. Oui… C’est cela… Une douleur dans la poitrine… Comme si un poids terrible m’écrasait le haut du corps. Et une intolérable chaleur qui me monte dans la gorge, comme si j’étais sur le point de régurgiter une gorgée de plomb en fusion… La douleur… La douleur… La douleur… Est… Intolérable… Elle se répand dans chacune des fibres de mon corps. Je peux la sentir. Comme un éclair lacérant mes nerfs… Je fixe mes doigts devenus blancs. Engourdis. Le processus de décomposition accéléré se déroule sous mes yeux. Je devrais être effrayé. Je suis heureux. Je vois ma propre chair commencer à se racornir. A bouillir. A mourir. A pourrir. A pourrir. Je sens l’odeur qui se dégage de mes membres en putréfaction. Et je continue de sourire. Malgré cette douleur qui, à présent, est pareille à un astre irradiant vers lequel je me précipite. Malgré ma peau que je sens partir en grosses cloques… Malgré mes cheveux qui tombent en fines mèches. Lentement.

            Un homme vient de s’arrêter devant moi. Je ne perçois de lui que le rebondi de ses bottes. Oui. Voilà à quoi se résume l’existence humaine. Une paire de bottes… Vous n’avez pas idée de ce que l’on peut faire avec des pieds. Je n’ai pas la force de relever la tête. Je me racle la gorge. Le sang envahit ma bouche. Mes organes sont touchés. Tout se décompose de l’intérieur. Le virus me ronge de l’intérieur.

            903.

Les pensées dégueulasses du Centre me reviennent. Presque douloureuses. Images fractionnées arrachées à ma mémoire. Les tests. Le virus recréé artificiellement. Le projet 1348 auquel j’appartenais. La peste bubonique, recomposée et amplifiée par les équipes scientifiques. Taux de mortalité : 100%. Taux de contagion : 100%. Agonie, programmable par les équipes scientifiques. Du grand art. Inoculée dans mes membres. Dans mes veines. Dans ma chair. Destinée à être employée secrètement dans les colonies lointaines de l’Empire pour éradiquer la rébellion. Et nous. Les criminels. Du bétail. Déjà morts dans les yeux indolents de nos vis-à-vis en blouses blanches. L’avortement du projet, les équipes scientifiques n’ayant pu recréer d’antivirus… La folie du professeur… Ma cavale… Et maintenant, ici. Cette souffrance, comme un pont jeté entre un avant et un après désormais inéluctable… Comme si j’incarnais cet axe de rotation autour duquel la réalité s’apprête à basculer pour faire sombrer toutes choses… Quel vertige.

            Je souris et je me racle la gorge. Le sang roule aux commissures de mes lèvres et perle en fines gouttelettes sur le parterre immaculé, traçant des galaxies irisées entre mes mains posées à plat dont je distingue à présent la blancheur des os au milieu de la chair en putrescence. Que la mort est belle

            La réalité alentour n’est plus qu’un vague halo fait de formes mouvantes et altérées. Le temps se défile comme une bobine qui se déroule, sans but. Un cercle s’est formé autour de moi. On dirait des anges. Ou peut-être des démons. Je capture le miroitement des regards. Curieux. Sceptiques. Effrayés. Un visage se penche sur moi.

            904.

            Je me racle la gorge. Du sang coule de ma bouche. En épais bouillons.  

            J’entends une voix lointaine et désarticulée, comme murmurée du fin fond d’un tunnel. La douleur a atteint de telles proportions, une telle amplitude qu’elle caractérise tout mon être.

            Je capte des bribes de mots… Puis la phrase, entière, perce la brume épaisse de mon agonie et se taille un chemin jusqu’à ma compréhension vacillante :

            — C’est une belle saloperie que vous avez attrapée, mon pauvre…

            Je ne peux m’empêcher d’élargir un sourire à cette remarque pénétrée de bon sens.

            — Oui… Une belle saloperie. Que je murmure.

            Je trouve la force de me livrer à un dernier calcul.

            905.

905 personnes contaminées dans mon sillage. Chacune rencontrant, dans ce nid fourmillant qu’est l’astroport, un nombre incalculable d’individus dans l’heure…

Et alors, en cet instant, s’impose à ma raison cette vision prégnante et fantasmée, sorte d’illumination intérieure s’élevant en moi comme le levé de soleil dantesque enflammant les océans moirés de Morea, la planète océane : le virus se propageant au-delà des frontières par le biais des navettes spatiales ; proliférant au-delà des galaxies ; se répandant sur l’humanité comme l’ultime fléau de la main d’un Dieu malade. Un taux de transmission vertigineux dans ses proportions exponentielles. Et ce chiffre qui se multiplie à l’infini dans ma tête me transporte vers des sommets de jouissance jusqu’alors inexplorés.

            Car voyez-vous, je suis l’instigateur de l’extinction des hommes… La pichenette sur le premier domino d’une chaîne qui en compte des milliers, des millions, des milliards… Je réalise ma plus belle œuvre d’art…

… Je suis Mort …

Je m’entends murmurer dans un dernier gargouillis presque inintelligible :

— Oui… Une belle saloperie. En effet…

Dans la foule, toute proche, une femme se racle la gorge.

            Et ce n’est que la première.

 

 

 

Publié dans Nouvelles

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