Anthony Burgess - Orange Mécanique

Publié le par Lukas

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Orange mécanique est un livre puissant. Violent. Captivant. Il se déguste comme un formidable coup de point au caramel balancé dans nos incisives électrisées. Sa lecture provoque un choc émotionnel et cérébral dont on met longtemps à se remettre.  

           

           

Quelques mots sur l’auteur…

 

Anthony Burgess est un type génial, et malheureusement trop méconnu. Non satisfait d’être un écrivain débordant de talent et d’originalité, il a aussi été pianiste et compositeur : on lui doit deux symphonies, quelques sonates, ainsi que des concertos. La littérature et la musique. Deux univers que Burgess n’aura de cesse, au cours de sa vie, de côtoyer, parfois même de faire se rencontrer. A 42 ans, les médecins lui diagnostiquent une maladie incurable. Anthony Burgess s’impose alors un rythme de travail drastique, passant de nombreuses heures à coucher sur le papier idées et textes qui peu à peu abreuvent le lourd courant de romans et d’essais. Ce qu’Anthony Burgess ne peut malheureusement pas savoir, c’est que les médecins, même en Angleterre, ne détiennent pas la science infuse, et qu’en l’occurrence, ils se trompent dans leur diagnostique. Le corps médical ne lui donnait pas cinq années à vivre : Burgess avancera confortablement jusqu’à l’âge de soixante-quinze ans. Il laissera derrière lui une bibliographie aussi fournie que passionnante, reposant sur une vingtaine de romans au sein desquels s’exprime toute la chaleureuse lumière d’un homme à la sensibilité rare et épanouie, à la pensée pétrie de considérations humanistes.

 

 

1962…année du crime

 

Le roman met en scène, dans un avenir prospectif, une bande de jeunes voyous dont la vie, essentiellement nocturne, se résume à traîner dans les bars pour ingurgiter leur dose de « lait gonflé » (mélange détonnant d’alcool et de substances revigorantes) avant d’arpenter les rues de la ville pour se livrer à leur rituel d’ultra-violence sur d’innocents citoyens. Alex, chef charismatique de la bande, ne sait rien faire d’autre. La violence fait partie intégrante de sa personnalité, de son mode de vie. Elle est aussi son meilleur moyen d’expression.

 

Alex ne vole, ni ne tue, ni n’agresse par intérêt. Mais simplement pour répondre à un besoin, une carence, une déficience. Lorsque, rentré chez lui après une nuit nourrie d’ultra-violence, Alex, allongé sur son lit, se passe « la Neuvième » de Beethoven, la musique ne le transporte pas vers des contrées imaginaires de lumière et de paix, mais elle l’électrise en l’abreuvant de visions de mort, de chaos, de guerre, de massacre… Alex est-il un monstre ? C’est la question qu’est en droit de se poser le lecteur…

 

…Un lecteur qui se prend dans la figure la première partie de cette Orange Mécanique comme un festival pyrotechnique auquel il assisterait assis aux premières loges. La violence, bien qu’édulcorée par le vocabulaire hermétique employé par Alex, le narrateur, n’en est pas moins dépeinte dans tout ce qu’elle a de plus cru. Burgess connaît son métier. Il est un excellent chef d’orchestre. Il conduit la violence en un long et lent crescendo, l’ignominie des crimes d’Alex se dévoilant par paliers successifs : d’abord le passage à tabac d’un professeur, puis le braquage d’une boutique, puis le matraquage d’un ivrogne, puis le viol de la femme d’un écrivain… Le mouvement s’enfle et s’enfle progressivement, comme un irrésistible crescendo, pour aboutir à l’inévitable point d’orgue qui signe le point de chute d’Alex : le meurtre. Acte irréparable. La limite à ne pas franchir. La barrière symbolique qui sépare l’homme du sauvage, barrière vers laquelle, au cours de ces sept premiers chapitres, Alex, lancé à cent à l’heure, se précipite toutes lames dehors et tête la première…

 

Parvenu à la fin de cette première partie, difficile d’exprimer les sentiments contradictoires, ambigus, mitigés, qui traversent le lecteur : de la révolte, on est passé à l’incompréhension dubitative, de cette incompréhension qu’on éprouve face à un sujet dont on ne peut appréhender la logique, encore moins légitimer les actes. Pourtant, et c’est là le génie de Burgess, l’emploi du récit à la première personne a réduit la distance qui nous séparait de ce monstre. L’intimité particulière du langage d’Alex – que le lecteur semble être le seul à partager, comme si Alex se confiait à lui – érige entre lui et nous comme un pont, établit une sorte de proximité. Et puis, on a beau dire : Alex est fascinant. Un vrai double-face en puissance. Violence et volupté. Sauvagerie et raffinement. Orange Mécanique. A ses actes d’ultra-violence, il confond du Beethoven, du Bach, du Strauss. A l’acharnement de ses coups répondent l’éclat de cuivres et le frissonnement de cordes d’une somptueuse symphonie, la sensibilité musicale faisant un contrepoint barock à la démonstration de cruauté. Alex est-il vraiment inhumain ? A vrai dire, il nous apparaît moins monstre que malade. Cependant, rien ne saurait justifier ses crimes. On les considère d’autant plus intolérables qu’on les croit commis par un homme mûr… Et bien sûr, on se trompe. Burgess nous mène du bout de sa baguette. Et la dernière phrase de cette première partie s’abat sur notre pauvre tête comme un terrible coup de massue : « Et alors, avant même qu’il me l’ait dit, j’ai su quoi… La vieille ptitsa […] était partie pour un monde meilleur dans un des hôpitaux de la ville. Sans doute je l’avais châtaigné un peu trop dur… […] Cette fois, j’avais gagné… Et je n’avais pas encore quinze ans… »

 

 

Du principe de symétrie

 

Une chose est certaine cependant. Tout au long du roman, Alex va payer. Payer pour ce qu’il a fait. Lourdement. Car dans la société dépeinte par Burgess, nul crime ne peut rester impuni… A cet égard, le roman adopte une remarquable construction symétrique. Pour chaque victime qu’Alex aura laissé derrière lui, autant de coups, assenés la plupart du temps par ces mêmes victimes, lui seront rendus avec une hargne qui finira par avoir raison de sa volonté... « L’homme est un loup pour l’homme ». Ironie du système : en répliquant aux crimes d’Alex par la force et la soif de vengeance, la société se montre aussi cruelle que le criminel qu’elle condamne… Et c’est là l’autre coup de génie de Burgess : dans Orange Mécanique, rien n’est blanc, rien n’est noir. Le manichéisme n’est pas de mise ici. Les rôles s’inversent comme les sujets d’une fugue. Et le criminel sur lequel on était le premier à jeter la pierre, battu par l’acharnement d’une société qui se fait justice elle-même – une société pleine de rancœur et qui, sous ses apparences d’ordre, de discipline et de bienséance, est toujours conduite par ses instincts les plus primitifs – le criminel donc, nous apparaît comme une victime ! La victime d’un système. On en arrive presque à éprouver une sorte de pitié, voir de sympathie à son égard : car si l’on ne peut fermer les yeux sur ses crimes, on ne peut non plus accepter l’acharnement dont il est la cible. Lui qui a accepté de se faire soigner. Lui qui a enduré le poids d’un traitement médical qui a tout du lavage de cerveau ou de la lobotomie (conditionner le corps pour assujettir l’esprit). Lui qui ne demande qu’une seule chose : être normal

 

 

Conclusion Docteur ?

 

Innombrables sont les questions (épineuses : qui s’y frotte, s’y pique…) que la lecture de ce roman soulève… Des questions sur la nature de l’Homme, sur la relation société / criminels, sur les limites opérantes de la justice, sur les conditions carcérales, sur le sens de la vie, tout simplement… Le point de vu neutre adopté par l’auteur peut surprendre, étonner, voir choquer. Burgess ne prend pas parti. Et il ne répond pas non plus aux interrogations qu’il pointe de sa plume. Au lecteur de faire ce travail.

 

Inutile de dire qu’à sa sortie, le roman a été accueilli par une flambé de critiques, le lectorat de l’époque se montrant outré par cette violence gratuite qu’on assenait à son imaginaire pudibond. Pourtant, lorsqu’on lit Orange Mécanique aujourd’hui, on le reçoit comme une désagréable résonance de notre propre réel : la violence s’est démocratisée à un degré que peu aurait pu prévoir. Il suffit d’allumer la télévision pour voir sur l’écran ce que Burgess projetait dans son livre il y a plus de quarante ans…

           

Orange Mécanique appartient donc à cette catégorie de « romans cultes ». Culte parce que le personnage qu’il met en scène est devenu une figure emblématique de la littérature (et du cinéma). Culte par ce que les situations qu’il dépeint sont, pour l’époque, d’une pertinence et d’une lucidité rare. Culte parce qu’il aura marqué une génération entière. Culte parce que sa lecture, qu’elle indigne ou suscite la plus vive passion, ne laisse en tous les cas pas le lecteur indifférent…

 

A noter le remarquable travail de traduction réalisé par Georges Belmont et Hortense Chabrier pour nous restituer l’univers langagier développé par le narrateur : une traduction proche de l’exercice virtuose.

 

A noter enfin le film de Kubrick, indispensable, restitution très fidèle du roman, et qui n’a pas non plus manqué à sa sortie d’alimenter la polémique et d’être sujet à controverse. Deux différences majeures démarquent pourtant ces deux versions / visions : si Burgess finit son roman sur une touche d’optimisme chère à ses convictions humanistes, Kubrick, lui, cultive un pessimisme assumé : alors que dans le roman, Alex guérit de ses instincts violents en franchissant le cape difficile de l’adolescence pour entrer dans le monde de l’adulte, dans le film de Kubrick, Alex, récupéré par le système politique, en deviendra une arme…ce qui laisse présager de la suite…  

 

 

Pour finir, et pour la route, deux petites citations :

 

« Alors, frère, c’est venu. O félicité, félicité céleste. Couché tout nagoï les yeux au plafond, les roukes derrière le gulliver sur l’oreiller, les glazes clos, la rote ouverte de béatitude, j’ai slouché la cataracte ravissante. Oh, c’était la splendeur et la splenditude faites chair. Les trombones broyaient de l’or rouge sous le lit et derrière mon gulliver les trompettes triplaient leur flamme argentée, et là-bas, près de la porte, les timbales me roulaient à travers les tripes et ressortaient pulvérisées comme un tonnerre de sucre. O merveille des merveilles. Puis pareil à un oiseau comme tissé dans le métal céleste le plus rare, ou à un vin argenté coulant dans un vaisseau spatial, la pesanteur devenant une absurdité, est venu le solo de violon dominant toutes les autres cordes, lesquelles faisaient genre cage de soie autour de mon lit. Puis la flûte et le hautbois ont vrillé, qu’on aurait dit des vers comme en platine perçant le gros caramel dur d’or et d’argent. Ma félicité était sans pareil, mes frères. » (P43).

 

« […]

— Moi, moi, moi. Et moi, alors ? Qu’est-ce que je deviens dans tout çà ? Qu’est-ce que je suis, un animal ou un chien ?

Sur quoi ils se sont remis à govoriter réellement fort et à me bombarder de slovos. Alors j’ai critché encore plus fort, critchant :

— Pour quoi vous me prenez ? Pour une espèce d’orange mécanique ou quoi ? » (P148).

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