Jack Vance - Emphyrio

Publié le par Lukas

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            Voyages et dépaysement.

Ce sont les promesses que nous lègue l’œuvre de Jack Vance, puisque la grande majorité de ses textes cultivent cette vertu qui ne se dément jamais : combler chez le lecteur son besoin d’évasion. Ouvrir un roman de Jack Vance, c’est prendre un ticket pour des contrées lointaines, c’est aller à la rencontre de continents inexplorés, de cultures aux spécificités aussi riches et variées que tangibles, c’est goûter aux parfums délicieux d’un exotisme sucré et tout en couleurs sur lequel plane l’ombre atténuée d’un Conrad. Chaque roman de l’écrivain est pareil à un navire qui nous transporte sur l’océan généreux de son imaginaire. Un voyage au cours duquel chaque escale est l’objet d’un émerveillement spontané.

Emphyrio comble-t-il cette Invitation au voyage ?

 

 

Ghyl Tarvoke vit sur la planète Halma au sein d’une société rigide respectant un code déontologique inamovible qui perdure depuis des siècles. Chaque individu y possède sa place, élément hiérarchique d’un système pyramidal fondé sur un principe de guildes que personne n’a jamais osé remettre en cause. Amiante Tarvoke, le père du jeune Ghyl, tout en bas de l’échelle, appartient aux ébénistes. Ses journées consistent en de longues successions d’heures où ses mains habiles taillent et sculptent amoureusement le bois pour donner forme à des chefs-d’œuvre authentiques [toute duplication étant prohibée, le fraudeur étant passible de la peine redoutée de « réhabilitation »] exportés et revendus à travers la galaxie. Au-dessus de lui, et veillant au contrôle et au bon déroulement de son activité, les agents du Service de Protection Sociale, drapés dans la robe de leur sévérité. Et siégeant en maîtres sur le parterre des artisans, les seigneurs vivant dans leurs tours inaccessibles, dominant le monde, exploitant la production de la masse ordonnée en prélevant un pourcentage abusivement élevé / exorbitant sur leurs bénéfices tout en exhibant aux regards envieux l’indécence de leur opulence sans limite. Le schéma, hérité d’une tradition ancestrale, fonctionne ainsi depuis des millénaires. Et, pareil à une statue de granite inébranlable qui a traversé les âges, rien ne semble pouvoir l’entamer.

Dans cette société figée et drastiquement réglementée, prise dans l’étau d’une religion fédératrice et d’un contrôle répressif omnipotent, Ghyl, élevé de manière peu orthodoxe par un père qui avoue volontiers ses penchants pour la libre pensée et l’ouverture à d’autres cultures, cherche ses marques sans vraiment les trouver. Entretenant comme tous les gamins de son âge des rêves de grandeur, de richesses, et d’évasion, et en dépit de quelques écarts de conduite rapidement redressés par les « Cobols », Ghyl finit par rejoindre les rangs de la multitude conditionnée. Cependant, une pensée de cesse de le tarauder : cette fascination qu’il nourrit, depuis tout petit, à l’égard de la figure mythique d’Emphyrio. La légende veut que ce dernier ait libéré son peuple du joug tyrannique des infâmes envahisseurs de la lune de Sigil. On sait peu de chose sur ce héros, sur ses origines, sur ses faits d’armes. Et la légende en elle-même décline différentes versions de son existence, tantôt annonçant son sacrifice sur l’autel de la liberté, tantôt murmurant la possibilité de son emprisonnement…

De périples en périples, d’aventures en rebondissements, Ghyl va peu à peu s’émanciper de cette société oppressante et défier l’injustice qui caractérise son modèle. Au fil de ses pérégrinations, il va rejoindre, par ses actes, par son cheminement, la bravoure ayant pérennisé cet Emphyrio qu’il admire tant, et qu’il porte en lui de manière inconsciente…

L’histoire n’est qu’un perpétuel recommencement.

Son destin s’accomplira, porteur de la révolution de tout un peuple.

 

 

            …Et on se régale. Tous les ingrédients qui font de Vance l’un des écrivains incontournables de l’âge d’or de la SF sont ici distillés au fil de ce roman assez court (pas plus de quatre cent pages). On y retrouve ainsi les archétypes qui lui sont chères : une société reposant sur un mode féodal, mais profitant néanmoins d’avancées technologiques conséquentes. Ce contraste entre l’archaïsme de la civilisation (tant sur le plan religieux que sociétal) et la modernité des moyens dont elle dispose (yachts spatiaux, voyages intergalactiques…) est indubitablement ce qui fait le charme de l’univers SF de l’écrivain, et Emphyrio en est tout empreint. Autre trait caractéristique, ce souci de minutie que l’auteur déploie pour décrire l’environnement et la culture des mondes et des sociétés mis en scène. Les descriptions des lieux, des us et coutumes, des habillements et costumes de chaque peuple, fourmillent de détails (les notes multiples qui parsèment le bas des premières pages en témoignent : elles explicitent la démarche des guildes ou de la religion locale, ou encore du langage employé par les natifs d’Halma) et participent à apporter au récit un cadre, un arrière-plan d’une consistance, d’une justesse et d’un réalisme qui plongent illico le lecteur dans un « ailleurs » à la fois distant et à portée de main ; à la fois étranger et familier, exotique et cohérent… Le héros, enfin, est typiquement vancien : sans épaisseur réelle, essentiellement animé d’une volonté farouche de justice inflexible, ceux sont autant les décors des lieux qu’il traverse que ses rencontres humaines qui forgent son caractère, ancrent sa détermination, et, finalement, l’incitent à réaliser sa destinée.

 Dans ce présent roman, et pour le comparer au Cycle de Tschaï, oeuvre emblématique que tout lecteur de SF se doit d’avoir lu, le rythme se veut plus lent, et ce « background » est clairement mis en avant, peut-être au détriment d’une action menée tambour battant (et qu’on retrouve plus volontiers dans son homologue sus-cité). Vance prend ici le temps de nous conter son histoire, de camper le décor avec amour et précision, mettant l’accent sur le fonctionnement de cette société qu’il dépeint avec l’outil de cette prose si délicate qu’on lui connaît, s’attardant sur la vie de Ghyl (le roman couvre toute sa vie) et ses relations aux autres : ses amis, ses épouses, mais surtout, son père, ce qui nous octroie quelques magnifiques pages d’émotion, véritablement poignantes.

Au vue de ces qualités, on pardonnera aisément la longue analepse un brin maladroite qui constitue la plus grande partie d’Emphyrio : les trois cent premières pages se révèlent en effet un retour en arrière sur la vie de Ghyl, le protagoniste principal. On passera aussi sur la facilité de certains dialogues et le manque de relief de certains personnages. Autant de légèretés qui, au final, s’intègrent parfaitement à la trame générale et relèvent, tout bien réfléchi, du charme intrinsèque de l’univers vancien.

On soulignera par contre la chute du roman, jubilatoire, les chapitres ne se résumant pas à de simples successions d’aventures échevelées mais convergeant tous vers une visée, vers un dénouement qui crée une dynamique certaine à la lecture, et que pourrait soulever cette question primordiale : qui était Emphyrio, et quels mystérieux rapports le lient à Ghyl ?

La réponse ne manquera pas de vous surprendre.

 

 

Conclusion

 

Presque quarante années nous séparent de la publication d’Emphyrio et néanmoins, la magie vancienne opère avec un charme / impact inchangé. Sur les flots de sa prose aux accents exotiques habillée d’élégance, porté par les courants intarissables de son imaginaire chaleureux, on s’embarque sur le vaisseau, et chaque chapitre marque l’escale d’un voyage dont on sort comblé, avec cette petite lueur espiègle de satisfaction égoïste brillant dans le fond des yeux. Vance possède cette faculté précieuse d’émousser l’incrédulité de son lecteur, de le faire redevenir, l’espace de quelques centaines de pages, un enfant naïf qui s’émerveille devant les mécanismes du monde qu’il découvre.

On s’évade, on rêve, on s’émerveille.

Bref, on comprend pourquoi la littérature nous est essentielle.

 

 

 

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