Jérôme Noirez - L'empire invisible

Publié le par Lukas

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            Deuxième roman de l’écrivain édité chez Gulfstream et succédant ainsi au très réussi Fleurs de Dragon, L’empire invisible abandonne les terres ensanglantées d’un Japon médiéval en proie aux guerres de clans intestines pour plonger son jeune (mais pas que) lectorat dans une Amérique du XIXè siècle saignée par le joug de l’esclavagisme. L’occasion de retrouver dans une collection qui a désormais fait ses preuves un écrivain particulièrement apprécié de votre cher chroniqueur serviteur (et pas que).

 

 

            Nous sommes en Caroline du Sud. Année 1858. Clara, jeune esclave noire, travaille pour la famille Wingard. Des journées entières durant, sous le marteau du soleil, elle s’échine à récolter les capsules de coton cultivé dans les champs de la vaste exploitation familiale, surveillée constamment par le regard méprisant de Daugherty, intendant pataud à la faible intelligence. Heureusement, pour l’aider à supporter l’âpreté de son quotidien, il y a son père. Pat Walker. Un homme sage et respecté au sein de la communauté. Un père aimant et conciliant. Qui est toujours présent à ses côtés, aussi bien pour la soutenir durant la journée face à l’ardeur du travail que pour la rassurer à la nuit tombée lorsque les blancs encapuchonnés de costumes immaculés qui leurs confèrent une aura surnaturelle se livrent à des chevauchées intimidantes pour effrayer les esclaves les plus superstitieux et étouffer chez les plus vindicatifs tout germe de rébellion. Il s’en faut de peu pour qu’à tout moment, la situation dérape… Chez les Riley, propriétaires voisins des Wingard, on raconte qu’une poignée d’esclaves s’est retournée contre ses maîtres et a usé d’armes pour faire couler le sang. Talonnés par cette perspective menaçante, Daugherty accompagné de ses deux assistants Samuel et Harper ainsi que d’Edwin, aîné écervelé de la famille Wingard, multiplient les expéditions punitives. Le drame survient au cours de l’une de ces équipées sauvages. Lorsque le méchant quatuor, tout imbibé de whisky, prend à parti Nat Walker surpris en pleine nuit en dehors de la propriété à un endroit où il n’aurait jamais dû se trouver… L’esclave est alors copieusement passé à tabac et laissé pour mort. Lorsque Clara, sa fille, aiguillée par une sombre intuition, court sur ses traces et découvre son corps gisant au pied d’un arbre, roué de coups et maculé de sang, sa vie bascule. Dès lors, ses pensées se consument dans une seule volonté ardente : la vengeance. Car les assassins de son père ne peuvent rester impunis pour leur crime. Et la jeune fille, qui a tout perdu, compte bien leur faire payer. Quel que soit la méthode. Et quel qu’en soit le prix.

 

 

            Si Fleurs de dragon ne dénaturait pas l’étiquette « polar » qui lui était accolée, avec, à la clef, crime inexpliqué, enquête, indices, intrigue à tiroirs et rebondissements multiples, L’empire invisible délaisse quelque peu ce registre pour se consacrer plus exclusivement à son personnage central Clara Walker et par son intermédiaire, à la description d’une sombre page de l’histoire des Etats-Unis : la traite des noirs. Ici, il est avant tout question de vengeance. Et derrière l’action attentée par la jeune esclave qui se refuse à ployer l’échine devant l’injustice cuisante dont profitent ses maîtres, apparaît évidemment le début de la longue lutte qui opposera le peuple noir à ses tortionnaires au travers de personnages historiques tel que Nat Turner auquel le père de Clara – Nat Walker – de part son nom, rend évidemment hommage.  

            Résolument plus sombre dans son traitement que son prédécesseur [ici, le sourire n’affleure presque jamais le coin de nos lèvres : le ton est à la gravité imposée par le sujet…], L’Empire invisible se destine néanmoins à un public peut-être plus « jeune ». Le style y est plus concis, plus épuré. Le rythme plus rapide. Et on pourra regretter le voile de pudeur que l’auteur jette sur certaines scènes [la mort du père de Clara, par exemple]. On retrouve par contre cette pareille ambiguïté – des plus bienvenues – sur le genre auquel pourrait s’acoquiner le roman : c’est ainsi que quelques passages jouent allègrement aux lisières du fantastique [la nature réelle du personnage d’Aaron, le Deus Ex Machina de la fin…], ce qui rajoute un relief certain à la lecture …  

Autre trait à souligner, la progression de l’intrigue, qui va en s’intensifiant, suivant une sorte de crescendo dans la violence qui trouve son point culminant dans la jonction de deux niveaux d’action. Car lorsque le ciel s’en mêle… Mais je n’en dirai pas plus, préférant laisser au lecteur le plaisir de la découverte…

L’écrivain démontre encore une fois son talent à croquer des personnages on ne peut plus charismatiques. A la méchanceté cruelle d’un Edwin Wingard, jeune blanc-bec aussi sourd d’intelligence que débordant de perversité [deux traits de caractères qui n’ont jamais fait bon ménage…], s’oppose la compréhension empathique d’un David Hodgkin qui, s’il n’éprouve aucun remord à engranger sa fortune sur le malheur des riches propriétaires en exploitant leur crédulité, n’est pas sans apparaître comme l’un des seuls personnages blancs du roman à considérer les esclaves non comme des sous-hommes mais comme des égaux [son regard d’homme du nord oblige…]. Le seul, aussi, à se rebiffer contre le traitement inhumain que leur infligent leurs maîtres. De la même manière, la sagesse de Pat Walker, inscrite dans le respect de la parole chrétienne, se voit tempérer par l’action de son opposé, la figure d’Aaron, sorte d’incarnation diabolique dévouée à la violence et qui réhabilite une forme de justice erratique et impulsive placée sous l’égide du Talion. Le personnage de Clara Walker, enfin, en jeune fille innocente, blessée, humiliée, éplorée, victime de la cruauté mortifère de ses maîtres, suscite un semblable engouement. L’action du roman va la mener à un tournant fatidique de son existence et la placer face à des choix cruciaux qui, peut-être, augureront de son avenir… A l’instar de Fleurs de Dragon, Jérôme Noirez ne se complaît pas dans la facilité. Il préfère cultiver la richesse des opposés pour mieux débouter le manichéisme et prendre le lecteur à contre-pieds. Ainsi, même si destinés à la jeunesse, ses romans publiés jusqu’alors chez Gulfstream n’en sont pas moins porteurs d’une épaisseur et d’une profondeur à même de satisfaire le public le plus large.

            On félicitera pour terminer les vertus didactiques du roman, particularité devenue marque de fabrique de l’éditeur, avec, en fin d’ouvrage, une annexe retraçant une chronologie de l’esclavage aux Etats-Unis et nous soumettant quelques éclaircissements sur le Ku-Klux-Klan ou encore sur l’émergence du spiritisme…

 

           

            Jérôme Noirez poursuit avec bonheur son parcours au sein des éditions Gulfstream. Peut-être moins chatoyant et pétulant que Fleurs de Dragon, à la tonalité résolument plus grave bien qu’au style plus édulcoré, L’empire invisible n’en demeure pas moins un excellent moment. Pour lecteurs de tout âge, et de tout horizon.  

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