John Brunner - La ville est un échiquier

Publié le par Lukas

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            Premier roman remarqué du prolifique auteur anglais paru en 1965, La Ville est un Echiquier entretient un rapport au jeu pour le moins contigu : roman conceptuel, son intrigue et sa structure sont en effet calqués sur la progression d’une partie d’échecs ayant réellement eu lieu en 1892 entre Wilhelm Steinitz et Mikhail Chigorin. Chaque personnage du roman incarnant, à son insu, un pion manipulé par deux entités supérieures sur le vaste plateau d’une ville muée pour l’occasion en échiquier géant. Tour de force de l’écrivain qui livre encore une fois à ses lecteurs la magistrale démonstration de ses talents de prémonitions…

 

 

Boyd Hakluyt est un talentueux urbaniste spécialisé dans la régulation du trafic. Sa renommée internationale attire sur lui l’attention du président Vodos, maire de la splendide cité éponyme sise en Amérique centrale. Arrivé sur place, Hakluyt se frotte rapidement à une série de tensions politiques qui semblent scinder le pays en deux. Et peu à peu, l’objectif réel de son travail se découvre sous un tout autre jour : au-delà de régler un simple problème de circulation, ses plans devront permettre de se débarrasser des bidonvilles qui gangrènent la ville et étalent au regard du monde la pauvreté du petit peuple… Car aux pieds des hautes tours miroitantes et au détour des quartiers rutilants persiste la misère de toute une population de natifs dont la colère grondante ne cesse d’enfler… D’abord soucieux d’exécuter à la lettre la mission qu’on lui a confié, Hakluyt va se heurter à la violence et aux manigances de deux partis opposés dont il semble essuyer, en malheureux étranger, les feux croisés. L’impartialité professionnelle à laquelle il tenait plus que tout va ainsi s’effriter pour l’inciter à prendre position…et à agir.

Mais n’est-ce pas ce que l’on attendait de lui depuis le début ?  

Car dans cette ville où la misère côtoie la lumière et où le jeu d’échecs est hissé au rang de sport national, il semble que deux forces secrètes s’affrontent dans l’ombre pour quelques desseins nébuleux, et que chaque personnalité importante de la cité, semblable à un pion sur un échiquier, avance bien malgré elle, manipulée par des forces qui lui échappent…

                    

            Que le jeu d’échec ait inspiré plus d’un écrivain à travers des siècles est un constat que l’on peut aisément faire… Que ce soit chez les allemands (Stefan Zweig : Le Joueur d’Echecs), les russes (Vladimir Nabokov : La défense Loujine), les argentins (on pense à l’œuvre de Borges, notamment dans ses Fictions au sein desquelles réapparaît, comme une curieuse réminiscence, le jeu des échecs), chez les français (Georges Perrec : La vie, mode d’emploi) ou plus récemment chez les américains (Dan Simmons et son Echiquier du Mal), la passion de ce jeu de stratégie millénaire ne s’embarrasse pas des frontières pour inspirer ces différents auteurs et nourrir leur imaginaire.

Vision d’un anglais, donc, que nous propose ici John Brunner. Là où La ville est un échiquier se démarque, dans sa relation au jeu, de ces romans précités, c’est qu’il ne se contente pas d’en présenter un simple hommage, ou d’en exploiter le thème comme matière de l’action... Non. La ville est un échiquier va bien plus loin : il se pose comme un roman purement conceptuel dont la trame (progression des personnages, développement de l’intrigue) est scrupuleusement calquée sur le modèle d’une partie d’échecs bien réelle ayant eu cours par le passé. Ici, chaque personnage du roman incarne donc, à son insu, un pion. Et chacune de ses actions est semblable à une avancé sur le quadrillage d’un vaste échiquier. Ce parti pris conceptuel impose à John BRUNNER une contrainte à laquelle l’écrivain se tient, son tour de force étant de ne sacrifier à aucun moment la qualité de son texte à cette nomenclature. A première lecture, La Ville est un Echiquier se découvre comme un très bon roman d’anticipation sociale politique, bien loin de toutes contingences SF. Les intérêts et manigances des deux partis opposés (les « Nationaux » et les « Citoyens ») nourrissent l’action en l’alimentant de son flot de rebondissements, de morts, et autres temps forts. L’atmosphère chatoyante et fauve de la ville nous évoque les reflets lointains de l’œuvre de BORGES. Le traitement général, quant à lui, peut faire penser aux œuvres SF de BALLARD de ces mêmes années (le quatuor cataclysmique en tête) : même méticulosité dans les descriptions des personnages et des situations. Même absence, aussi, de profondeur de certains de ces personnages (le seul personnage féminin du roman frise franchement la caricature). Même pudibonderie bien pensante (pas de sexe ici : la prometteuse relation entre notre narrateur naïf et la ténébreuse Maria ne verra jamais le jour…). Même inclinaison à la lenteur (tout du moins, dans la première partie du roman, où l’auteur prend le temps de camper le décor, la situation politique, de poser les jalons de son intrigue…). Même procédé, enfin, de faire du cadre de l’action (la splendide ville de Volos) un personnage à part entière auquel l’écrivain accorde une attention toute particulière. Finalement, La Ville est un Echiquier se révèle typique de la SF anglaise des années 60…

La Ville est un Echiquier est aussi l’occasion, pour son auteur, de se prêter à un exercice qui se révélera, dans la suite de sa carrière, l’un des traits caractéristiques de son œuvre : une volonté d’anticipation de l’avenir (Cf : L’Onde de Choc, Tous à Zantibar…). Ici, l’éclairage est donné sur les différentes méthodes mises en œuvre par le parti gouvernant afin de contrôler la manière de penser de la population (Orwell n’est jamais bien loin…) : journaux télévisés à base de messages subliminales, abrutissement des masses par les médias, contrôle d’une partie de la presse… John Brunner fait preuve d’un sens aigu de la prospection, et on se surprend à constater que de nos jours, ce qu’il avait envisagé il y a de cela une quarantaine d’années adopte une troublante réalité.   

L’intrigue, quant à elle, va en se complexifiant, l’action allant en s’intensifiant pour s’achever sur une chute des plus jubilatoires : lorsque les masques tombent et que les visages se découvrent. Le lecteur a beau pressentir l’imminence de cette révélation, elle ne manque pas de produire sur lui son petit effet.

 

 

Alors certes, le texte a un peu vieilli, dans sa forme surtout (manque de consistance du personnage principale qui s’acoquine d’une extrême naïveté ; rôle purement décoratif du personnage féminin ; prose agréable mais sans relief). Pourtant, et en dépit du nombre d’années qui nous sépare de son temps de rédaction, le plaisir de lire La Ville est un Echiquier demeure. Sans jamais sombrer dans la facilité (l’auteur ne se pose pas comme le défenseur d’un parti politique ou d’un autre. Il préfère jeter sur l’évolution de leurs actions respectives un éclairage à la fois neutre et lucide), John BRUNNER parvient à nous tenir en haleine, et finalement, on finit par être happé dans cette partie d’échec à grande échelle qui se déploie sous nos yeux et par les manigances politiques complexes qu’elle met en avant. Car ici, la relation de l’initiative politique au jeu d’échecs est poussée jusque dans ses plus extrêmes retranchements. Pour finir, on félicitera la présence d’esprit de l’auteur qui a eu le bon goût de nous laisser, en fin d’ouvrage, l’index des différents noms des personnages et des différentes pièces qu’ils incarnent sur l’échiquier. L’occasion de vérifier que la contrainte conceptuelle a parfaitement été respectée. L’occasion, aussi, et peut-être, d’entamer une seconde lecture pour profiter pleinement de ce double niveau de lecture…

 

 

 

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