Cormac McCarthy - La Route

Publié le par Lukas

 

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10km : L’histoire

 

La Route, ça pourrait être beaucoup de choses.

 

L’histoire de l’amour indéfectible entre un père et son fils.

 

L’histoire de la fin de l’humanité. Des derniers vestiges grisâtres d’un monde à jamais éteint.

 

L’histoire d’un renouveau qui se prépare. La venue d’un nouveau sauveur

 

La Route embrasse tous ces sujets pour nous servir un Road trip post-apocalyptique, métaphysique, théologique, dramatique…mais, par-dessus tout, pour nous donner un récit profondément, intensément humain comme seul MCCarthy sait les écrire…

 

C’est donc l’histoire d’un père et d’un fils avançant sur une route, marchant toujours vers le sud dans un monde qui n’est plus qu’un vaste champs de ruines monochrome, fait de cendres et de poussières, où les rares représentants de l’espèce ayant survécu à un cataclysme d’envergure planétaire dont on ne saura jamais le nom ont régressé au stade de cannibales et de meurtriers sauvages. L’hostilité de l’environnement – avec un ciel constamment voilé de gris et un soleil à l’agonie, des terres à jamais stériles, un air saturé de particules délétères – semble s’être transmise aux rares survivants foulant encore ce monde désincarné. Où plus rien ne vit. Où le rien est le seul adjectif pouvant qualifier le tout… Pas de doute. C’est à un ticket pour l’Enfer que nous convie l’écrivain avec cette Route. La progression du père et du fils est éreintante, laborieuse. Un combat acharné pour la vie, porté par l’espoir naïf en un avenir forcément meilleur. Il faut trouver une nourriture qui se fait de plus en plus rare. Rester deux, trois, quatre jours sans rien avaler. Il faut éviter les convois des méchants qui sillonnent les terres, à la recherche de viande humaine… Il faut affronter la rigueur du froid, et de la pluie, et de la neige, qui transforment les nuits en longs tunnels sans fin dont on n’est pas sûr de sortir vivant. La survie est un calvaire digne du chemin de croix. Alors pourquoi continuer ? Pourquoi s’obstiner ? Il y a la perspective de gagner le sud… De bénéficier d’un climat peut-être moins rigoureux. L’océan, promesse d’avenir… Peut-être aussi la possibilité de profiter du parc aquatique pour trouver nourriture à satiété. Peut-être encore l’ultime échappatoire : la voie maritime pour fuir ces terres décimées et gagner de nouveaux horizons… Tout cela, bien sûr, le lecteur ne peut que le supposer, car jamais l’écrivain ne s’enfonce trop profond dans les motivations de ses personnages – et en ont-ils seulement ? Dans ce contexte proprement inhumain, arriver en vie jusqu’à la fin du jour absorbe déjà toute leur volonté et toute leur énergie. Et comme unique et ultime sentiment les caractérisant, tel un phare aveuglant perçant les ténèbres alentours, il y a ce faisceau d’amour pur qui les relie l’un à l’autre, si puissant qu’il en occulte toute pensée périphérique. C’est aussi cet amour exclusif qui continue de les faire avancer. En dépit de tout.

 

L’amour et le rêve comme uniques moteurs de leurs pérégrinations.

 

Dans un environnement dépouillé de ses dernières parcelles d’humanité, le père et le fils ne nous en apparaissent que plus fondamentalement humains…

 

 

20km : le traitement poétique

 

Un travail sur la langue évident, auquel les adeptes de l’écrivain sont d’hors et déjà accoutumés. Une rudesse, une âpreté prosodique, un style concis, comme taillé dans le granit. A l’image de l’univers que MCCarthy met en mots. Des phrases averbales, nominales. Comme des interjections ciselées, taillées du bout de la plume, qui sont autant d’entailles à nos entrailles. Il y a aussi ces accumulations de conjonctions de coordinations qui ont pour effet de casser, de briser le rythme prosodique, de le hachurer… Le lecteur trébuche sur ces répétitions, à l’image du père et du fils qui trébuchent sur la route… Et puis, il y a la saveur douce-amère de ces dialogues minimalistes, épurés, qui disent le moins pour transmettre tant de choses, essentielles :

 

« Je peux te demander quelque chose ?

Oui. Evidemment.

Est-ce qu’on va mourir ?

Un jour. Pas maintenant.

Et on va toujours vers le sud.

Oui.

Pour avoir chaud.

Oui.

D’accord.

D’accord pour quoi ?

Pour rien. Juste d’accord.

Dors maintenant.

D’accord.

Je vais souffler la lampe. D’accord ?

Oui. D’accord. Et plus tard, dans l’obscurité :

Je peux te demander quelque chose ?

Oui. Evidemment.

Tu ferais quoi si je mourrais ?

Si tu mourrais je voudrais mourir aussi.

Pour pouvoir être avec moi ?

Oui. Pour pouvoir être avec toi.

D’accord. »

(P15-16)

 

Un pur plaisir… Une palpitation des sens à la lecture que, pour ma part, je ne retrouve qu’en lisant du Gautier, du Duras, ou du Giono…

 

A noter, là encore, l’absence de balisage des dialogues pour une narration en un seul bloc, ainsi que l’agencement particulier des paragraphes – sans démarcation numérique, sans énoncé de chapitre, un simple espace les séparant – qui se succèdent jusqu’à la fin. Là encore, le fond rejoint la forme puisque le lecteur, à tout moment, comme s’il cheminait le long d’une véritable route, peut s’arrêter dans sa lecture, faire une escale, et reprendre le chemin par la suite, à son gré… Le texte en lui-même, par son organisation formelle, se révèle ainsi l’allégorie d’une route…

 

Ce qui me fait une transition toute désignée pour la suite…

 

           

40km : le traitement allégorique

 

Car la Route cultive en effet un langage de l’allégorie qu’il est impossible de ne pas considérer. Les symboles y sont omniprésents. Rien que le père et le fils. Jamais désignés par leurs prénoms ou noms respectifs. Cela serait inutile, car ces nominations les renvoient à un temps du passé désormais révolu : les prénoms étant les reliques sociales d’une humanité redevenue primitive. Mais ne pas nommer ses personnages permet avant tout à l’écrivain de leur faire acquérir un statu de symbole, de les faire gravir les marches de l’universalité… Dès lors, le père et le fils ne se cantonnent pas au simple rôle de personnages fictifs, mais ils accèdent à la dimension de figures allégoriques représentatives tant de l’espoir d’une humanité à l’agonie que de l’amour (universel) du père pour son fils…

 

Dans cette même veine allégorique, le fils pourrait être la parfaite incarnation d’un sauveur, du rédempteur de la race. Les innombrables allusions religieuses qui parsèment cette route, tout comme le regard que le père porte sur son fils, nous confortent dans cette lecture : le père et le fils se désignent eux-mêmes comme les « porteurs du feu » ou « de la flamme » (allusion au mythe de Prométhée). Le père assimile même l’enfant à un ange ou à un Dieu (P149), et jusqu’à la fin du roman, l’enfant peut être considéré comme une sorte de prophète des temps à venir…

 

Toujours dans ce registre du traitement allégorique, l’objectif d’atteindre le sud que se sont fixés le père et le fils est moins un objectif rationnel que l’expression d’un mécanisme humain essentiel à toute progression existentielle : marcher vers un but. Avancer vers un rêve. Un homme dépourvu de motivation est-il encore un homme ? Dès lors, cette force qui pousse le père et le fils en avant est le reflet de ce qui constitue le noyau dur de notre appartenance à l’humanité, partie du symbole de la condition humaine... MCCarthy touche donc de sa plume à des concepts fondamentaux qui ne peuvent laisser le lecteur indifférent. Ce traitement allégorique fournit au roman toute sa profondeur. Il insuffle au récit une portée universelle qui légitime définitivement l’appartenance de ce dernier à la catégorie des grands textes de la littérature contemporaine, voir de la Littérature tout court.

 

           

 80km : le traitement par contrastes

 

C’est aussi par un jeu des oppositions que cette Route frappe avec autant de force…  

 

Un contraste que l’on retrouve tout d’abord dans les différents temps de l’action : le temps du présent s’oppose ainsi au temps du passé et de l’avenir. L’écrivain se consacrant presque exclusivement à projeter l’éclairage de sa plume sur le temps actuel de l’action, le temps présent. Au jour le jour. Car il n’y a plus que cela qui compte : l’existence du père et du fils étant conditionnées par le réflexe primitif de la survie, cette existence ne peut se concevoir avec une quelconque distanciation, que ce soit par une projection dans le futur ou par une prise de recul par rapport au passé. Si le passé se manifeste au père de l’enfant, c’est uniquement en forçant les portes de sa conscience, en se matérialisant, à son insu – et comme autant de spectres acrimonieux – au travers de rêves chargés de douleurs et de chagrins qu’à son réveil il a tôt fait d’effacer de sa mémoire. Le présent, temps de l’action, s’oppose au passé et au futur, temps de l’abstraction…

 

Autre contraste flagrant, la matière inanimée (la nature, ou plutôt, ce qu’il en reste) contre la matière animée (le vivant). Autrement dit, l’environnement, le décor de l’action, contre les êtres qui le hantent. Le minéral contre l’organique. Car l’ennemi véritable, celui qui, à plus d’une reprise, manque d’ôter la vie au père et au fils, c’est bien cet environnement néfaste qui les assaille et les harcèle à chaque heure du jour et de la nuit, ses armes étant le froid, la pluie, la neige, et l’absence de fertilité de ses terres... On connaît la place prédominante qu’occupe la nature et les larges espaces américains dans l’œuvre de l’écrivain (Cf. : mes autres papiers sur ses romans). Ici, la nature dépossédée l’est par la main de l’homme et, finalement, ne fait que lui rendre ce qu’elle lui doit…

 

Contraste, enfin, entre la bulle exclusive d’amour qui caractérise la relation du père et de son fils et qui s’oppose, dans sa passion humaine, au reste d’un monde et d’une humanité désincarnés. Là encore, on relève un procédé de mise en perspective : le feu (autre symbole) qu’entretiennent le père et le fils pour combattre la rigueur du climat, cet élément garant de leur survie, trouve son expression symbolique – comme un écho dans l’abstrait – dans la flamme de cet amour qui les relie l’un à l’autre. Et face à ce feu ardent, la vacuité du monde en déliquescence et l’absence de traits d’humanité chez les pauvres hères qui hantent cette Route ne fait qu’en relever la valeur… Autrement dit, c’est le contraste entre les « gentils » et les « méchants », comme l’aime si bien à le rappeler le père à son fils… Entre cette flamme d’amour et ce néant de ténèbres alentours omniprésent.

 

 

160km : fin du voyage

 

Cette route est un bloc d’émotions brutes qui fait rouler dans vos veines un inexprimable courant fait de cendres et de lumière, de goudron et d’espoir, de férocité et de poussière, d’amour. Quelque chose qui s’incruste durablement en vous, et qui ne vous lâche plus. MCCarthy sait aller à l’essentiel. Toucher nos centres névralgiques émotionnels, nos points de pression empathiques. Il porte en lui des images, des visions à ce point chargées d’émotions, et surtout, il sait les mettre en mots avec tant de pertinence, avec tant d’économie et de retenu que cette Route prend le chemin d’une révélation (Cf. une « apocalypse » au sens biblique du terme, pour rejoindre la lecture « religieuse » du roman) : la scène où le père et le fils atteignent leur but, atteignent la mer, objet de leurs rêves tus… Et la déception du père, mais surtout du fils face à cet océan gris, sans couleur, qui marque l’annihilation complète et irrémédiable de leurs espoirs ; de tous leurs espoirs. Et cet enfant qui se déshabille, nu, les côtes saillantes sous sa peau hâve, reliquat fébrile d’humanité fouetté par un vent froid, toujours plus froid ; et cet enfant qui va, pâle silhouette malingre foulant le sable sali et froid, plonger dans les rouleaux froids et gris de la mer, sous un ciel gris, toujours plus gris… Oui… J’en ai eu les larmes aux yeux… L’émotion vous serre la gorge. L’émotion vous submerge. Une vision poignante qui appartient, à mon sens, pour ce qu’elle symbolise – à savoir l’absence d’espoir pour l’homme – à l’une des plus belles pages de toute la littérature…

 

Ceci est dit. La Route ouvre implacablement le XXIè siècle et trace un long sillon sur ces milliers de pages qui restent à écrire... Difficile, après une telle lecture, de passer à d’autres auteurs sans conserver en mémoire cet arrière-goût inexprimable incrusté dans votre chair. Ne pas le lire serait un affront jeté à ce que l’humanité possède de plus précieux : le cœur

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Commenter cet article
L
<br /> "La route" est vraiment un livre très étonnant. QUand je l'ai ouvert, je m'attendais à tout sauf à ça... Il est étrange et dérangeant, mais se lit très facilement. C'est le genre de livre qui nous<br /> encourage à nous poser des questions. Je je peux pas dire que c'est une belle histoire, mais l'idée est là... (j'espère que tu comprends ce que je veux dire !)<br /> Le pire dans "La route", c'est que Cormac McCarthy joue sur l'anonyme : on ne connait pas le nom des différents personnages, mais on est terriblement touché par eux. C'est comme regardé un JT, on<br /> ne connais rien d'eux, mais on aimerait pouvoir les aider, mais c'est impossible...<br /> A lire !<br /> <br /> D'ailleurs, si ça t'intéresse, je viens de publier mon avis sur "la route" sur mon blog.<br /> Joli article, je reviendrais ;)<br /> Bonne continuation !!<br /> <br /> <br />
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