Philip K. Dick - Le Dieu Venu du Centaure

Publié le par Lukas

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Dick et Dieu.

 

Quatre lettres pour deux signifiants qui se rejoignent. Superflu que de présenter cette figure emblématique de la SF américaine… Qu’il ait été (tardivement) diffusé à l’écran par des adaptations cinématographiques telles que Blade Runner (Rydley Scott), Total Recall (Verbohen), ou Minority Report (Spielberg), et que l’écrivain n’ait pas rencontré de son vivant la notoriété et le succès qui lui revenaient est peut-être le seul fait à rappeler… Cruelle condition que celle de l’écrivain et du prophète, donc. Il faut souffrir pour accéder à l’immortalité. Pour le reste, on connaît la musique. L’œuvre de Dick est essentielle. Double vue / ubiquité schizophrénique ; jeu perpétuel sur la notion de réalité ; mises en abîme à perspectives multiples ; déambulations éthérées dans les méandres tortueux des esprits malades… Dénominations multiples. Le procédé, quant à lui, est toujours le même. Mais il a cela de fascinant – et de révolutionnaire – qu’il porte l’œuvre littéraire au-delà du cadre strictement ludique de la SF pour lui faire atteindre une dimension « métaphysique » vertigineuse qui bouleverse les certitudes du pauvre lecteur ayant commis l’erreur de glisser son doigt innocent dans l’engrenage de cette machine à briser les rêves. Car la question demeure, inchangée, presque douloureuse, quasiment à chaque fois, comme une saveur acide qui taraude notre confortable idéal, lorsqu’on referme un livre de Dick : qu’est-ce que le réel ? Ou mieux, et pour faire écho à l’ouvrage référence d’Emmanuel Carrère sur le maître : « Dick est-il vivant, et ne serais-je pas mort ? »…

 

Petite plongée obscure dans le mental labyrinthique d’un schizophrène schizoïde.

 

 

Le roman…

 

Pour le décor : les années 2000. Il fait chaud sur Terre, et c’est peu de le dire. Les gens crèvent comme des mouches sous une chape de plomb. Les new-yorkais ne peuvent sortir à l’air libre sans leur espèce de « frigo portatif ». L’Humanité a donc pris son essor vers les étoiles pour fuir un climat aride, hostile, catapultant de pauvres colons sur Mars ainsi que sur d’autres satellites du système solaire dans le but de perpétuer l’espèce. Dédoublement du décor, déjà : l’essentiel de l’action se déroule à la fois sur Terre et sur Mars. Dédoublement de la figure du héros, ensuite, puisque dans Le Dieu Venu du Centaure, deux protagonistes se partagent le haut de l’affiche : Leo Bulero et Burney Mayerson.

 

Burney Mayerson travaille pour la firme des combinés PP (« Poupées Pat »), sous la direction de Leo Bulero. Il est ce qu’on appel un « cognitif » : il peut entrevoir l’avenir, ce qui lui permet d’appréhender telle ou telle tendance du marché susceptible d’être rentabilisée par son entreprise dans un futur proche. L’entreprise en question produit des « minifications », objets miniatures faisant office de support à la prise de D-Liss, qu’elle exporte vers les colonies, mais ce commerce officiel n’est qu’une façade, une couverture [bascule des perspectives : à l’image de Palmer Eldritch, à l’image du roman, à l’image de l’œuvre de l’écrivain, l’entreprise de Leo Bulero est double face : elle n’est pas réellement ce que présentent les apparences…] qui permet à Leo Bulero l’écoulement et la diffusion d’une drogue très puissante : le D-Liss. Le D-Liss, c’est quoi ? Une substance hallucinogène s’appuyant sur un vecteur tangible : le « combiné ». On absorbe le D-Liss, et on se projette, par le biais d’une « translation », dans la réalité connexe au combiné. Peu répandue sur Terre, le D-Liss est essentielle dans la vie des colons peuplant le sol martien : elle leur permet de garder un lien illusoire avec leur environnement originel (la Terre) et se pose comme un parfait palliatif à la détresse morale consécutive à leur isolement. Tout se passe donc pour le mieux dans le meilleur des mondes. Jusqu’au jour où un certain Eldritch Palmer inaugure son fanfaronnant retour dans le système solaire en ramenant dans ses bagages une nouvelle drogue – le K-Priss – aux vertus hallucinogènes si puissantes qu’elle relègue le D-Liss au rang de vulgaire pastille LSD. Le commerce juteux de Leo est donc directement menacé. Ce qui n’est pas pour lui plaire… Leo va donc tout mettre en œuvre pour, dans un premier temps, confondre les motivations et l’identité réelles de Palmer, et, dans un second temps, le mettre « hors circuit ».

 

 

A vue de nez…

 

Je le vois, le lecteur pragmatique de nature. Je le vois et je l’entends. D’autant plus que j’en suis. La critique se dresse tout de suite. Dès les cinquante premières pages : l’univers que nous peint Dick, le contexte où s’ancre l’action, est « daté », il est « fade », sans « saveur », « convenu », dépourvu de consistance réaliste… Le décor, l’arrière plan du roman est vacant, il ne s’appuie sur aucune base scientifique, économique, ou même sociale, solide, tangible.

 

Où est le rationnel dans tout cela ? Comment fonctionne réellement la société que pose Dick ?

 

A ces critiques non dénuées de fondements opposons quelques arguments tout aussi légitimes.

 

Tout d’abord, il faut savoir qu’entre 1963 et 1964 – années qui marquent la composition de ce Dieu Venu du Centaure – l’écrivain a atteint un rythme de productivité ahurissant qu’il ne retrouvera jamais par la suite : en l’espace de douze mois, Dick fulgure sur le papier pas moins de onze romans (dont Simulacre et Dr Bloomoney), onze nouvelles, deux essais… Pour Dick, écrire de la SF, tout au long de sa carrière, sert un but avant tout lucratif, pour ne pas dire alimentaire : c’est la seule source de revenu qui lui permet d’entretenir ses quatre enfants ainsi que les frasques fastueuses de son épouse de l’époque, Anne… Le manque de temps et la rapidité d’écriture expliquent donc en une certaine mesure le fait que l’écrivain n’ait pu s’attarder sur les détails concrétisant un univers « cohérent » fort d’un consistant background. Un argument purement matériel, donc. Le second argument qu’on pourrait avancer l’est beaucoup moins : à savoir que « décrire un univers cohérent et logique » ne fait absolument pas partie des préoccupations de l’écrivain… Ses romans sont avant tout des écrans qui reflètent les circonvolutions noueuses de sa pensée. Ses romans servent avant tout à mettre en relief sa conception de la réalité. Et à partir de là, vous êtes tous priés de réorganiser vos cerveaux…

 

 

Décorticage des procédés

 

Le procédé est assez simple. On pourrait l’habiller de cette pompeuse dénomination : une « systématisation des certitudes contrecarrées ». Procédé exploité par l’auteur jusqu’à plus soif. Au risque de faire perdre ses nerfs au lecteur.

 

Illustration en action (attention, Spoiler) :

 

-> P117 : Leo est persuadé (et le lecteur avec lui) que le K-Priss est en fait une drogue stérile, sans effet, et que l’environnement au sein duquel il évolue serait le simple résultat d’un « pseudo univers hypnagogique recréé par des moyens artificiels ». Son corps se trouverait en réalité toujours sur la Lune, le K-Priss étant incapable de recréer un monde différent ou d’entraîner chez son consommateur une quelconque forme de réincarnation... Ce possible est immédiatement contrecarré, invalidé de manière abrupte dès la page 120 avec l’apparition, au sein de l’univers réel dans lequel Leo croit être retourné, d’une créature affiliée à l’univers d’Eldritch : les certitudes du lecteur s’écroulent, s’effondrent… La réalité n’est pas ce qu’elle semble être.

 

–> P128 : même procédé utilisé. Leo, toujours dans son hallucination, émet l’hypothèse que l’endroit où il se trouve puisse en réalité appartenir au système des Proxiens. Le lecteur commence à prendre cette hypothèse au sérieux, et donc à envisager que l’environnement de Leo n’est peut-être pas une hallucination, mais qu’il est bien réel... Certitude invalidée dès la page 131-132 lorsque Leo rencontre deux êtres du futur et qu’il tente de leur serrer la main : impossible de rentrer en contact physique avec eux : tout n’est qu’illusion…

 

-> P132 : lorsque Leo sert la main des deux terriens de l’avenir et qu’ils ne peuvent se toucher, le lecteur émet l’hypothèse que les deux êtres soient factices, des éléments de l’hallucination de Leo. Eventualité remise en question dès la page 132-133 lorsque les deux êtres en question avancent la possibilité que Leo lui-même soit un fantasme à leurs yeux… Où est la réalité ? Qu’est-ce qui est réel et qu’est-ce qui ne l’est pas ? Le lecteur perd pied…

 

Dick joue avec le lecteur comme le chat avec la souris : il l’embarque dans une direction et le conforte dans ses certitudes pour prendre un malin plaisir à les démonter par la suite. Il le fait courir en avant puis ôte la trappe sous ses pieds au dernier moment. Perte d’équilibre. Le lecteur glisse perpétuellement sur une réalité qui ne semble plus posséder de fondations. L’hallucination ouvre toutes les portes, toutes les directions, toutes les dimensions, et il n’y a qu’une certitude à avoir lorsqu’on lit Dick : la réalité qu’il nous présente n’est pas faite de certitudes, mais d’une somme de possibles

 

Autre procédé littéraire employé par l’écrivain : la multiplicité des points de vue internes  (comprenez « une narration passant par le regard et la conscience d’un personnage mis en scène »). Lorsque Mayerson occupe le devant de l’action, Dick fait avancer le récit en fonction de son strict point de vue… Il en va de même lorsque c’est au tour de Leo, ou de n’importe quel autre personnage. Le lecteur perçoit la réalité à travers leurs sens. Deux incidences sur la lecture : ce procédé permet d’établir un rapprochement entre le lecteur et les personnages – puisque ce premier est directement mis en relation avec les pensées des seconds – d’où un phénomène évident d’identification. Ce procédé apporte ensuite chez le lecteur un sentiment « d’éclairages multiples » d’une même réalité par une multiplication des champs de perceptions. Points de vue multiples pour un sentiment de quasi omniscience. Et oui… Dick pas si loin de Dieu, finalement…

 

Dernier procédé à relever (bien qu’il y en ait encore une somme considérable) : l’accélération de la densité thématique à mesure qu’approche la fin du roman, le lecteur ayant l’impression, à chaque page, de s’enfoncer un peu plus profondément dans un véritable dédale où les « possibles » seraient autant d’embranchements à ses déambulations. La systématisation des certitudes contrecarrées se densifie, et, si l’on ne suit pas le fil – ou pardon – les fils, on se perd véritablement dans le labyrinthe Dickien… Persévérance et courage sont de mise. Mais qui a dit que les bonnes lectures étaient faciles ?

 

 

Multiplications des thématiques…

 

On en vient à la touche finale de cette mini-analyse sans prétention. Simplement pour m’amuser, et pour mettre en exergue toute la richesse que l’univers Dickien comporte dans un seul petit bouquin de deux cent cinquante pages tout au plus, je vais énumérer succinctement les différentes thématiques qu’aborde ce Dieu venu du centaure

 

Première thématique : l’amour. L’un des deux héros, Barney Mayerson, passera en effet tout le temps du roman à tenter de se reconstruire, se trouvant dans l’incapacité morale de se remettre de l’échec de son premier mariage avec Emily, sa première femme, qu’il ne cessera d’aimer…

 

La pertinence de la religion (Cf. le personnage d’Anne Hawthrone, parfaite dévote) dans un contexte d’une humanité dépossédée de ses espoirs.

 

Le combat du bien et du mal. Oui. Ça fait un peu Bioman, mais c’est délibéré… Leo Bunero se posant comme l’incarnation du sauveur de l’humanité, et Eldritch – ou plutôt, l’entité qui habite son corps – comme la figure du mal…

 

La rencontre de l’humanité avec une entité extraterrestre supérieurement intelligente et / ou la rencontre de l’humanité avec Dieu et / ou l’invasion de l’humanité par une entité extraterrestre belliqueuse. En fonction du point de vue adopté…

 

La fonction de la drogue, outil permettant de fuir la réalité, et / ou – pire ! – d’y accéder…

 

La colonisation d’une nouvelle planète par l’homme pour fuir une Terre en agonie (ici, en l’occurrence, Mars).

 

Et, bien sûr, la réalité comme possible conséquence d’une hallucination…

 

Vous en voulez encore ?

 

 

Conclusion ?

 

On pourrait encore en dire long sur l’univers et la pensée Dickienne. L’omniprésence des symboles, par exemple : le yoyo de Monica dans l’hallucination de Leo (P97-98 : le yoyo  comme objet double face : symbolique de l’ubiquité…), ou encore, le D-Lyss ou le K-Priss comme outils de transsubstantiation (cf. l’hostie et le vin dans la religion catholique) d’une religion gnostique permettant d’accéder à la révélation – Le réel ne se trouverait-il pas en dehors de nos sens ? Et dans ces conditions, les hallucinogènes ne nous permettraient-ils pas d’y accéder ? –, ou encore, le nom de Palmer, qui renvoie à « la palme » dans la symbolique chrétienne (représentant le triomphe du martyr sur la mort…).

 

Je ne l’ai pas précisé en début de kro comme il se devait, mais à quoi bon suivre une ligne directrice à ce niveau de la réflexion Dickienne ? Le  thème des « Poupées Pat » présent dans ce Dieu venu du Centaure est tiré d’une nouvelle de l’écrivain Au temps de poupée Pat, publiée dans Amazing (je n’ai plus l’année en tête, mais c’est avant le roman).

 

Une seule critique à émettre : on regrettera amèrement la traduction du titre qui, initialement, et en anglais, se déclinait sous la formule plus prosaïque et moins révélatrice de : The three stigmata of Palmer Eldritch.

 

En guise de conclusion, on peut sans crainte affirmer que ce roman est l’un des plus représentatifs de l’œuvre de l’écrivain. Il nous propose un fascinant voyage dans les contrées de son imaginaire bivalent et schizophrène, nous faisant flotter dans une bulle instable comprimée entre réalité et illusion. Le roman aborde les nombreuses thématiques qui seront, jusqu’à sa mort, au centre de ses préoccupations, et qui s’exprimeront avec davantage d’acuité – le pastiche du décor et de l’arrière-plan SF en moins – dans sa Trilogie Divine. A noter qu’il ne faut pas perdre de vue que Dick écrivait à cette époque, et même par la suite, sous l’emprise d’un détonnant cocktail d’amphétamine et d’anti-dépresseurs (dont la prise constante et abusive auront finalement raison de sa santé) et que l’on ne peut écarter ce constat pratique de l’interprétation que l’on pourrait tirer de son œuvre. Le Dieu venu du Centaure n’en demeure pas moins un roman culte, aux multiples niveaux de lecture, aux facettes innombrables qui en font une œuvre hors du réel, et hors du temps. Inoubliable.

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