Cormac McCarthy - Un Enfant de Dieu

Publié le par Lukas

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Troisième roman de l’écrivain Texan bénéficiant depuis sa Trilogie des Confins d’un succès et d’une reconnaissance – tant critique que littéraire – croissante, et dont la notoriété s’affirme incontestablement depuis la parution de Non, ce pays n’est pas pour le vieil homme (adapté à l’écran par les frères Coen) et plus récemment, de the Road (La route), accueillie par un enthousiasme unanime, Un Enfant de Dieu, très court roman de moins de deux cent pages, écrit en 1969 et publié en 1973, permet de retourner aux racines (du mal) de l’écrivain…

 

           

Le Sujet

 

Inspiré d’un fait divers, le roman nous narre la lente mais inéluctable déchéance de Lester Ballard, jeune homme de vingt-neuf ans, délaissé de tous, livré à lui-même depuis le suicide de son père, vivant dans une cabane abandonnée en pleine forêt, dans une vétusté et un dénuement totales auxquels seule une solitude hermétique semble faire écho. De « l’homme social », Lester, par une succession d’étapes, par un glissement progressif sur la pente de la folie, régresse au stade de « l’homme sauvage », puis de « l’homme animal », jusqu’à devenir « l’incarnation du mal » : un tueur en série abattant froidement ses victimes pour les violer une fois le meurtre consommé... Descente dans le puit noir, humide et frémissant de l’âme humaine qui perd ses dernières bribes d’humanité.

 

La figure du mal comme préoccupation centrale de cet Enfant de Dieu.

 

Une notion du mal chère à l’écrivain, puisqu’elle se retrouvera dans le reste de son œuvre, comme un fil conducteur, comme une charpente sous-tendant l’édifice. Plus qu’une préoccupation, une obsession (voire mes autres papiers sur l’auteur).  

           

           

L’art et la manière

 

Fantastique. Assourdissant. Inimitable.

 

Ce sont les mots qui viennent à l’esprit lorsqu’on se laisse sombrer dans l’univers de McCarthy. Un enfant de Dieu brille pourtant par sa concision : cent soixante-dix pages au total. Mais sa lecture n’en demeure pas moins une expérience qu’on n’oublie pas…  

 

Pourquoi ?

 

Je tenterai ici d’avancer une réponse pragmatique : parce que McCarthy ne se satisfait pas de cette étiquette « d’écrivain majeur » – parfaitement méritée cela va de soit… – qu’on lui colle. McCarthy est aussi – et peut-être avant tout – un homme. Il connaît l’odeur du sang. Il connaît le rythme du cœur qui palpite dans la poitrine de l’homme qui, de chasseur, est devenu proie ; il connaît l’odeur âcre de sa sueur. McCarthy connaît les mécanismes de l’âme humaine : ses travers les plus pervers, comme ses espoirs les plus touchants. Et il sait les activer de sa plume… Il sait les mettre en mots avec une acuité, une pertinence, une force d’impact rare, qui saisit le lecteur autant qu’elle l’ébranle. Si McCarthy connaît l’homme, il connaît aussi la nature : l’exhalaison de l’écorce des arbres gorgés de sève, l’immensité sans fin des étendues rupestres où le regard se perd, le grondement tumultueux du torrent ondulant sous les flèches incisives d’un soleil de cuir. C’est au sein de ce décor primitif – pour ne pas dire originel – que ses personnages évoluent. Et Lester Ballard, dans cet Enfant de Dieu, n’échappe pas à la règle…

 

 

L’écriture

 

Première assertion ici justifiée : « McCarthy fait parti des quatre plus grands écrivains américains contemporains » dixit Harold Bloom, critique américain. C’est indiscutable. On bénira au passage le travail de Guillemette Bellestre qui nous sert une traduction française nous permettant de profiter pleinement du style si âpre, si rude, si caractéristique de l’écrivain.

 

Du style ?

 

Oui. Du style. Notion qui a tendance à se perdre de nos jours au profit d’une uniformité morose de la prose, mais qui pourtant, chez certains écrivains, conserve encore toute sa valeur, toute sa saveur.

 

McCarthy est de ceux-là.

 

Pour définir son style, deux mots pourraient suffire : prose de la concision. Car ici, voyez-vous, pas de superflu. Pas de périphrases à tiroirs. Exit les amphigouris et compagnie… Non. McCarthy utilise le strict minimum. Le nécessaire vital. Aller à l’essentiel. Frapper peu, mais frapper là où ça fait mal : ses mots sont des cartouches, et ses phrases, des coups de fouet. Les unes comme les autres claquent dans l’air sec et percutent le lecteur entre deux respirations sans lui laisser le temps de reprendre son souffle :

 

 « Elle était allongée par terre mais n’était pas morte. Elle bougeait. Elle avait l’air de vouloir essayer de se relever. Un mince ruisseau de sang coulait sur le linoléum jaune et disparaissait, noir, absorbé par le bois du parquet. Ballard étreignit son fusil et la regarda. Crève donc, sale conne, dit-il. Et elle mourut. » (P103)

 

« Debout dans le renfoncement de la porte, il cligne des yeux. Derrière lui, il y a une corde qui pend du grenier. Sa mâchoire hérissée de quelques poils se noue et se dénoue comme s’il mastiquait quelque chose, mais il ne mastique pas. Ses yeux son presque fermés face au soleil et à travers les minces paupières veinées de bleu on devine les globes qui bougent, regardent. Un homme en costume bleu qui fait des gestes à l’arrière du camion. Un stand de limonade qu’on est en train de monter. » (P10)

 

Une densité, une âpreté du rythme prosodique qui se retrouve aussi dans la mise en forme textuelle puisque aucun balisage, aucune démarcation – guillemets ou tirets – n’en sépare les passages narratifs des phases de dialogues : le tout est imbriqué en un seul bloc massif, brut. Cette densité textuelle sert évidemment la narration, puisque sa rudesse apparente est à l’image de l’état d’esprit du personnage principal qu’elle met en scène. En réalité, cette densité textuelle se révèle à l’image de l’œuvre toute entière de l’écrivain en cela qu’elle se pose comme l’incarnation formelle de sa perception « triviale » et « sauvage » du monde.

 

McCarthy, un grand écrivain ?

 

Sans l’ombre d’un doute…

 

 

Creuser le sujet

 

Ce qui achève finalement le lecteur, c’est bien cela. Car si la syntaxe se veut rustique, si le style identifiable entre tous est délibérément épuré, il n’en sert pas moins un récit profond… Un exemple : le traitement de la nature vierge et sauvage auquel procède ici McCarthy et qui n’est pas sans rappeler la vision développée par Giono dans sa « trilogie de Pan » (bien qu’évoluant dans un contexte totalement différent, certains parallèles pourraient d’ailleurs être tracés entre Panturle de Regain et Lester Ballard de cet Enfant de Dieu) : chez les deux écrivains, la nature n’est pas un simple décor vide qu’arpentent les personnages. Elle est une entité à part entière, presque dotée de vie… Dans Un Enfant de Dieu, la nature – humanisée – s’impose presque comme plus « humaine » que les héros  – systématiquement animalisés – qu’elle abrite… Il y a aussi ce questionnement sur l’origine du mal, et le traitement totalement impartial que l’écrivain en fait…

 

 

Conclusion

 

Ouvrir un roman de McCarthy, c’est prendre un ticket pour un voyage dont on est quasiment sûr de sortir ébranlé ; c’est s’enivrer des senteurs de sueur, de poudre, d’écorces et de sang mêlées, ces odeurs âpres et fortes qui vous collent à la peau longtemps après avoir en été imprégné. Un Enfant de Dieu est une parfaite introduction à l’œuvre unique de cet écrivain qu’il faut à tout prix connaître. Une fois que vous y aurez goûté, vous risquer fort de ne plus en démordre…

 

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