Richard Cowper - Deux Univers

Publié le par Lukas

Deux-Univers.jpg

 

 

 

            Commençons l’entame du fromage par une remarque on ne peut plus objective.

            J’aime ce type. Richard Cowper. Colin Murry de son véritable nom.

            Je l’ai découvert par l’entremise d’un roman qui m’avait passablement réorganisé le cerveau de manière giratoire, c'est-à-dire, en faisant tourner mes deux hémisphères de guimauve sur eux-mêmes (je conseille pas, c’est douloureux) : Le Crépuscule de Briareus. Ce type, anglais d’origine, fils du très connu critique John Middleton Murry qui m’est totalement inconnu, n’a écrit qu’une petite dizaine de romans SF, datés des années 70-80, la plupart publiés dans la collection Présence du Futur chez Denoël.

            J’adore ce type. Pour plusieurs raisons tout à fait valables.

            La première, parce qu’il fait parti de cette portion pas forcément étoffée d’écrivains qui possèdent un talent de conteur que je qualifierais d’inné… Qui, sur le véhicule de leur prose aussi limpide et fluide qu’une rivière de mots, vous transportent vers des îlots de rêves. Quand je lis du Cowper, il me semble entendre, intérieurement, la voix de l’écrivain. Qui a traversée les années. Pour venir me conter son histoire. Y’a un truc presque intime qui s’opère au contact du texte… Ceci est en grande partie dû à la prose du monsieur. Un rythme de la phrase particulier, riche, dynamique, et sans cesse renouvelé. Qui coule comme une eau de source. Glouglou. Oui. Et sur laquelle on se laisse porter sans même s’en rendre compte.

            La seconde, à cause de la puissance de son imagination. Deux univers est le second roman de l’auteur à passer sous le crible de mon optique analytique. Et je retrouve, tout comme dans Le Crépuscule de Briareus, cette même effervescence d’idées matinée d’un traitement poétique qui fait tout le charme des romans de l’écrivain. Ce qui caractérise au passage sa « pâte » : les idées (le fond) + la poésie qui les structure (la forme). Ici – et on ne pourrait malheureusement pas en dire autant des œuvres de chaque écrivain – aucun ne l’emportant sur l’autre. Aucun ne se réalisant au détriment de l’autre. Ces deux paramètres (le fond comme la forme) se révèlent d’une qualité égale. La poésie – résidant tant dans les procédés stylistiques employés par l’auteur que dans la beauté des lieux, des décors, des personnages et des situations qu’anime son imagination – participe à dépeindre un univers SF teinté d’un fort composant merveilleux. Le tout dégageant un goût naïf, sucré, délicieux, un peu comme un bonbon au caramel… On en redemande…

            La troisième, c’est que Richard Cowper, en dépit d’un talent incontestable, n’a pas reçu la reconnaissance qu’il méritait de son vivant, et qu’encore aujourd’hui, il demeure un écrivain de seconde zone, tombé injustement dans le trou poussiéreux du cent cinquante-et-unième tiroirs de l’histoire de la littérature, tout en bas. Oui. A droite. Celui avec le scotch « SF ». Il faut une clef. Et la serrure est rouillée. Et ça, ça me plaît terrible, parce que j’ai un peu l’impression de me la jouer explorateur des trésors perdus quand je parcours ses pages. Déterrer des trucs oubliés mais vraiment bons et dont je suis le seul veinard, dans ma petite bulle personnelle, à profiter. Je sais c’est égoïste comme réaction. Et un peu con aussi. Mais je continue à m’aimer malgré tout. Y’a pas de raison.

 

 

            What’s up ?

 

            Georges Gringe est un type frustré. Frustré par la monotonie de sa propre existence : un boulot d’enseignangnant moyen, un salaire moyen, une vie sociale moyenne, sans parler de sa vie sexuelle, océan de platitude, du fait d’une femme – Margery, frigorigide de nature, de corps comme d’esprit – qui se montre aussi réactive à ses élans de tendresse attractifs que peut l’être un ruminant face à la porte d’un four micro-ondes en état de marche… Enfin bref, Georges Gringe est un type frustré, insatisfait, et, par voie de conséquence, profondément malheureux. Alors bien sûr, il y a la charmante Jennyfer, jeune et ravissante professeur stagiaire qui ensoleille un peu ses journées. Et qui est loin de le laisser indifférent… Sans aucun doute, il aimerait nouer avec elle des liens allant au-delà de leur stricte relation professionnelle… Mais entre ses désirs bâillonnés et le passage à l’acte, il y a un pas que sa ceinture morale et son manque total d’audace l’empêcheront à jamais de franchir… Pour tromper son ennui et ce cuisant sentiment d’échec qui gouverne sa vie, Georges se réfugie dans un monde imaginaire. Il compose ainsi une histoire de science-fiction mettant en scène deux créatures extraterrestres : Zil et Orgypp vivant sur la charmante planète d’Algénor… Meilleur exutoire que Georges ait trouvé pour détourner ce quotidien qui le fait se sentir un peu plus, jour après jour, particule insignifiante dans un univers d’insignifiance…

            Au même moment…

            Quelque part dans le grand cosmos, à une distance et en un temps indéterminés, sur la planète Chnas, Zil et Orgypp, un couple de chnassiens, profitent pleinement des délices de leurs existences d’êtres supérieurement évolués. A ses heures perdues, Zil se plaît à rédiger l’histoire d’un certain « Chorge » et d’une certaine « Chenniffer » évoluant sur le sol de la « Derre ». Orgypp, quant à elle, se montre impatiente de lire l’épisode dans lequel les deux personnages imaginés par son bien-aimé finiront par « groker » ensemble… Tout se déroule pour le mieux dans le meilleur des mondes jusqu’au jour où les deux chnassiens commencent à être victimes de visions et d’hallucinations qu’ils ne peuvent s’expliquer. Ces manifestations se caractérisant par un point en commun : elles mettent en scène un certain « Chorge »…

            Se pourrait-il que Chorge n’existe pas seulement dans l’imaginaire de Zil ?

            Se pourrait-il que la Derre, quelque part dans l’univers, tourne effectivement autour d’une étoile, et que ses habitants soient aussi réels que les chnassiens peuplant la surface de Chnas ?

            Pire : en écrivant l’histoire de Chorge, Zil ne dirige-t-il pas, bien malgré lui, la vie du Derrien ?Et inversement ?

 

           

            Deux reflets énantiomorphes

           

Ne dépassant pas les deux cent pages, Deux Univers se dévore en quelques bouchées. Ce qui ne l’empêche pas de constituer, comme le laissait sous-entendre mon intro, un pur délice de lecture. Un régal. Comme on en reprendrait volontiers (oui, j’adore abuser des métaphores culinaires). La recette se caractérise par un mot : l’équilibre des ingrédients…

Il y a tout d’abord l’idée de départ. Vraiment jubilatoire. On s’en frotte les mains. C’est un peu le mythe de l’homme qui rêve qu’il est un papillon (Le papillon de Tchouang Tseu). Ou celui, revisité, de la Caverne de Platon… Georges et Zil existent-ils vraiment ? Qui a donné vie à l’autre en premier ? On pense encore, antérieur à ce présent roman publié en 1974, au fameux Maître du Haut-Château d’un certain K. Dick. En tous les cas, le sujet a le mérite de soulever des tonnes de questions et de brasser bon nombres de thématiques dont la profondeur – d’autant plus frappante qu’elle s’inscrit dans un contexte fortement humoristique et merveilleux – est à souligner : la puissance créatrice de l’imagination, la tangibilité des notions de vérité et de réalité, la relation mystique pouvant exister entre imagination et réalité, le rôle du langage dans la structuration du monde… Autant de thèmes qui interpellent le lecteur et le pousse à réfléchir. Formant un curieux entrelacs séparé par le temps et/ou l’espace, les existences de Georges, de Zil, de Jennyfer et d’Orgypp sont amenées à se rencontrer. Mais à quel prix ?

Autre paramètre déjà évoqué, la forte touche poétique du langage déployé par Richard Cowper. Il est d’ailleurs à remarquer que la ligne de démarcation séparant les deux univers développés au cours du roman (celui de Georges, sur Terre, et celui de Zil, sur Chnas) est très nette. Elle est tant rendue par les descriptions des lieux et des décors propres à ces deux espace-temps – très « londoniens » pour le monde de Georges, et tout à fait enchanteurs pour celui de Zil – que par la langue, le langage (tant de l’auteur que des protagonistes) chargé de leur donner formes. C’est d’autant plus flagrant dans certaines scènes (l’épisode se déroulant sur la planète Astryl, immense monde océan en est un parfait exemple… On n’est pas loin ici d’une sorte d’hallucination, d’une vision par laquelle Richard Cowper, à l’instar de ses personnages, aurait pu être traversé, et que son talent aurait su transcender en mots... La force de son imaginaire porté par le courant de son écriture donne réellement naissance à une réalité palpable, et du coup, l’expérience que Zil et Georges éprouvent au cœur du roman, le lecteur en à un aperçu concret…par l’intermédiaire du texte de Cowper en lui-même… CQFD…). 

Il y a encore ces personnages, haut en couleur, auxquels le lecteur est forcé de s’attacher. Comment en effet, ne pas s’identifier à Georges, individu moyen rendu apathique par la monotonie d’un quotidien sans relief, oppressé par cette terrible sensation d’être enfermé dans une cage existentielle aux barreaux trop étroits. Solitude, dévalorisation de soi… Georges est un personnage on ne peut plus humain, tiraillé par les démons de l’existence... A vrai dire, il incarne le reflet inversé de Zil, qui lui, ne vit et ne se réalise qu’au travers du bonheur, ou du « hwyllth ». En s’astreignant à entretenir jusqu’au bout ce principe de « reflets énantiomorphes », Cowper – comme si la justesse de sa plume et la générosité de son imaginaire ne suffisaient pas… – se livre à un redoutable exercice d’écriture : le roman, qui alterne les scènes se déroulant sur Terre et sur Chnas, se révèle en effet un ouvrage construit sur un principe de symétrie presque parfait… Mais je n’en dirai pas plus…

Il y a enfin cette dose d’humour, vraiment bienvenue, qui contraste, par son impact truculent, avec la mélancolie réelle de certains passages. Les clins d’œil son clairs : les jeux de mots, l’invention du langage des chnassiens, ainsi que certaines situations croquées sur le vifs, évoquent l’univers de Fredric Brown… Apaisantes éclaircies qui ne rendent la lecture de ce Deux univers que plus agréable…

 

 

            Conclusion

 

            L’image du bonbon au caramel employée en intro, je la recycle allègrement ici pour conclure : Deux univers fait parti de ces romans flashs au goût délicieusement sucré, qui se dégustent rapidement mais non sans une délectation certaine. Les assises qui forment toutes les qualités de l’auteur sont ici réunies : l’imagination, la justesse des personnages, la poésie du langage, la limpidité de la prose, avec en sus, dans ce présent roman, une truculente touche d’humour, vraiment agréable, rafraîchissante, qui participe à enrober cette gourmandise d’une petite saveur sucrée et naïve qu’on ne retrouve pas dans un roman comme Le crépuscule de Briareus, à la tonalité plus austère, plus grave. Un voyage plaisant et enchanteur, donc, qui ne nous donne qu’une envie : découvrir la suite de l’œuvre de cet auteur décidemment plein de ressources et dont l’unique défaut (s’il en est un) aura été ne pas avoir rayonné sur le monde littéraire à la mesure de son potentiel et de son talent…

 

 

 

            Extraits

 

« Après Platon, Aristote et leurs innombrables descendants, il y eut aussi les idées des choses. Comme le sait tout Chnassien, ceci ne fait qu’amener la confusion et conduit inévitablement au matérialisme, à la causalité, à l’exigence d’un ordre invariable des lois naturelles, qui n’est que de la myopie mentale. Les Chnassiens ne reconnaissent que les lois non naturelles, affirmant, non sans raison, qu’une « loi naturelle » est, ipso facto, une contradiction dans les termes. » (P25)

 

 

            « A neuf heures moins dix, il y eut à l’université une coupure de courant non prévue au programme. Comme la séance de cinéma avait commencé avec cinq minutes de retard, l’assistance n’avait vu que cinq minutes du premier film quand s’éteignit la lampe du projecteur. Un chœur de gémissements exaspérés et de coups de sifflets s’éleva des aficionados assemblés dans l’amphitéâtre des sciences.

    A bas les foutus syndicats !

    La ferme, cochon de fasciste !

    Salauds de maoïstes !

    En voilà une façon de diriger ce foutu pays !

    T’oses appeler le pays un foutu pays !

    C’est peut-être un plomb qui a sauté ?

Des briquets s’allumèrent. Quelqu’un proposa même un bout de bougie. Au fond de la salle une porte s’ouvrit, et une voix se fit entendre.

    Coupure de courant, hélas, dit-elle d’un ton d’excuse.

    Oh, parfait !

    Faut lui donner son doctorat !

    Ça va durer longtemps, Félix ?

    Sheila est allée voir ce qui se passe.

    Bonne idée Superman.

    Quel dommage, dit Georges, se tournant vers Jenny. Moi qui commençait à m’amuser !

    Mais c’est une mauvaise copie. On aurait dit qu’il neigeait.

    Il ne neigeait pas ?

    Dans la maison ?

    Oui, je comprends. Avez-vous pu lire les sous-titres ?

    Quels sous-titres ?

    Je suis sûr qu’il y en avait.

    Je me demande pourquoi, puisque personne ne disait rien.

    Mais ces lettres….

    C’était du tchèque.

    Non, je veux dire les traductions en bas de l’écran.

    Oh, ça ! C’était de l’allemand, non ?

    Vraiment ? Ça expliquerait tout.

    Sauf si on ne comprend pas l’allemand.

    Je veux dire, ça explique que je n’ai pas pu les lire. »   (P53-54)

 

 

« Georges se pencha sur le siège du passager à présent vide, ferma la portière. Puis il posa les deux mains sur le volant et regarda la mer, l’air abattu. Une brise de terre soufflait, aplatissant les vagues arrivant du large, si bien qu’elles venaient s’étaler mollement, comme à regret, sur les galets, chacune déposant une identique petite boucle humide d’écume jaunâtre. A mi-chemin de l’horizon, de tristes bateaux de pêche s’agitaient comme des virgules animées. Le ciel était couleur de cendres. Georges eut un profond soupir, on eût dit le vent frémissant dans les fils téléphoniques par une nuit humide. » (P108)

 

 

            « Un à un, il passa en revue ses amis et se rendit compte qu’il n’en était pas un parmi eux qui pût alléger le poids pesant sur son âme, le fardeau d’être ce qu’il était, d’être lui-même, d’être tout simplement. Allons, allons, mon vieux, du courage, faut pas se laisser abattre comme ça, secoue-toi, diraient-ils, et ils se mettraient immédiatement à le régaler d’une énumération de leurs propres soucis, pour le réconforter. Ils étaient tous comme des rats enfermés dans le labyrinthe diabolique d’un behaviouriste ; essayant de faire comme si ce labyrinthe n’existait pas réellement, ils restaient assis à se lisser mutuellement les moustaches, l’air affairé, tout en se rongeant en secret, jusqu’à en mourir. » (P116)

 

 

            « Comme la sécurité, le gryllook est un état d’esprit. C’est aussi un mode de perception et en tant que tel, il a de multiples formes cosmiques. Chez nous, la seule forme qu’il lui soit permis de prendre est celle du rêve. Nous appelons nos rêves des « illusions », mais seulement parce que nous n’acceptons qu’un mode de perception particulièrement exclusif. En vérité, il existe encore quelques tribus terriennes qui savent reconnaître en leurs rêves l’autre face de la réalité. Nous appelons ces êtres-là des « primitifs ». Nous les trouvons frustres et crédules et les considérons comme des simples d’esprit. Quand nous avons quelque avantage à en tirer, nous nous mettons à les rééduquer. Nous appelons cela le « progrès ». Et cela consiste à détruire systématiquement leur antique mode de perception, pour le remplacer par le nôtre. Ce faisant, nous les détruisons avec la plus grande efficacité, mais nous nous détruisons aussi nous-mêmes. » (P117)

 

 

            « Et si tous les endroits de l’univers n’étaient qu’un seul et même endroit ? Et si Astryl, Sygmn, Prelon, Chnas, et, oui, la Derre même ne faisait qu’un ? N’étaient rien de plus que les pages d’un livre infini ? Alors tout – mais tout – était Chnas ! L’alpha était l’oméga ! Tomb était Bmot ! » (P119)

 

 

            « Si j’étais aveugle, essayait-il de se démontrer raisonnablement, la Derre n’existerait pas pour moi. Cela signifie-t-il que la réalité dépend de la perception que j’en ai ? Et qu’en fin de compte tout n’est que l’illusion de quelqu’un ? Est-ce que j’existe uniquement parce que Chorge existe, ou doit-il son existence à la perception que j’ai de lui ? » (P166-167)

 

 

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article