J.G. Ballard - Le vent de nulle part

Publié le par Lukas

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            L’heure des rééditions a sonné. Ressortis chez Denoël parés d’une toute nouvelle traduction rendant honneur aux textes d’origine, La forêt de cristal et Le monde englouti ont permis aux lecteurs qui ne connaissaient peut-être pas encore les excursions de JG Ballard dans la sphère SF de profiter d’une déclinaison résolument poétique de l’Apocalypse. Ces deux romans font partie d’une tétralogie « cataclysmique ». A l’eau (Le monde englouti) et à la glace (La forêt de cristal), viennent s’ajouter le feu (Sécheresse) et le vent (Le vent de nulle part). Facette d’un même cristal élémentaire, ils forment de ce fait une œuvre qui s’illustre par sa cohérence et par les correspondances, les réminiscences qui la traversent, et qui en font comme autant de reflets déformés d’un même modèle originel. Quatre facettes d’un même prisme à vrai dire : celui de la fin du monde. Tableaux picturaux, visions sublimes peints en mots par l’auteur et mettant en scène l’humain confronté à un phénomène qui le dépasse et contre lequel il doit se battre pour survivre…ou mourir.  

            Le vent de nulle part se pose dans l’ordre chronologique comme l’amorce de cette tétralogie. Edité en 1962, il est aussi le premier roman de Ballard à avoir été publié… Près de quarante-cinq ans après sa publication, un regard neuf sur cette œuvre emblématique s’impose d’autant plus que son auteur a opposé un véto à sa réédition.

            Doit-on s’en insurger ?

            Je vous laisse seuls juges…

 

 

            Le résumé                 

           

            Maitland, chercheur à l’hôpital de Middlesex, s’étant vu attribuer tout récemment un nouveau poste en Colombie Britannique, se fait une joie d’embarquer pour le Canada : il laisse derrière lui une existence morose, en demi-teinte, essentiellement gâchée par une vie de couple ratée : Susan, sa femme, s’étant révélée, au fil des ans, une épouse capricieuse, gâtée, et infidèle. Maitland avait méticuleusement planifié son départ : la petite lettre de séparation abandonnée sur la commode de leur appartement, les clefs déposées sur le buffet… Un côté théâtral dont il se réjouissait à l’avance. La simple perspective de savoir Susan en train de découvrir la lettre, de la savoir soudainement en proie à un sentiment de frustration ou – au mieux – de désespoir, le mettait dans un état de jubilation qui compensait un peu l’amertume consécutive à dix années de relation conjugale. Aussi, lorsqu’au terme d’une attente interminable à l’aéroport, Maitland apprend que son vol est annulé pour cause de tempête, fulmine-t-il. Cet imprévu bouleverse considérablement ses plans. Forcé de retourner à son appartement, il prend le risque de croiser Susan… Et son orgueil personnel ne saurait tolérer la possibilité de quitter son épouse sur une note d’excuse, la tête basse, après s’être livré à d’embarrassantes explications. Un coup de théâtre qui tourne à la farce…

Voilà ce qui constitue la vie de Maitland. Mais ces menus tracas, pour tout humain qu’ils soient, ne vont pas tarder à révéler leur insignifiance, confrontés à l’imminence d’un danger qui menace le monde. Car la tempête qui maintenait les avions cloués au sol ne semble pas vouloir se calmer. Pire : il semblerait qu’elle adopte une portée mondiale et que la vitesse de ses vents, loin de faiblir, suive une courbe ascendante d’une alarmante régularité, à raison de huit kilomètres-heure gagnés chaque jour. Et bientôt, il n’est plus question pour Maitland de savoir comment tirer un trait sur un pan de sa vie. Sa préoccupation majeure devient la survie

Car la tempête est un monstre avide qui détruit tout. Elle arase les capitales du monde. En quelques jours, ses vents dépassent les trois cent kilomètres-heure. C’est la main d’un Dieu malade, las de sa création. C’est le souffle d’un monde furieux qui inflige à l’humanité outrecuidante une correction à la mesure de son orgueil et de son inconscience. L’homme est assujetti à cet élément qui détruit tout. Il devient rapidement impossible de vivre à la surface. Les infrastructures faites de verre, d’acier et de béton sont fractionnées, dépecées, démembrés par les griffes du monstre-vent, et leurs entrailles, dispersées tous azimuts, s’en vont tournoyer dans les airs, tourbillons d’enfer grêlant l’atmosphère d’une pluie meurtrière de projectiles et de météores. Les corps happés dans la tourmente sont aspirés vers les hauteurs, et, petits baluchons de chair désarticulés, s’en vont s’écraser, s’éventrer, s’empaler sur les arêtes à vifs des ruines, dispersant leur contenu sanguinolent tels de petits sacs crevés. Les immeubles décapités s’écroulent dans un formidable vacarme. La poussière enveloppe toute chose d’un linceul impénétrable. Les édifices les plus prestigieux ploient et se brisent tour à tour sous les assauts implacables de cette force venue du ciel. Et l’homme en est réduit à se planquer sous terre, à vivre calfeutré dans les stations de métro, comme un insecte fuyant la lumière. Fuyant cette puissance incommensurable qui le dépasse, qui le broie. Fuyant aussi ce mugissement infernal qui ne cesse de hanter la surface du monde, comme ses pires cauchemars…

Le hurlement d’une humanité à l’agonie.

 

 

La critique

 

Le contexte est donc clair : un roman apocalyptique qui n’épargne pas les scènes de catastrophes, de tragédies, de suspense, et autres épisodes forts en émotions. Les codes du genre sont ici respectés. C’est ainsi que l’on suit les pérégrinations de différents personnages – Maitland le chercheur, Lanyon capitaine d’un sous-marin, Marshall commandant le Bureau Central des Opérations – luttant au sein d’un environnement hostile. Le lecteur assiste à la fin d’un monde, à la débâcle de l’humanité.

Ne le cachons pas, ce Vent de nulle part n’a définitivement rien à envier à ses trois successeurs… Il se hisse même, à mon sens, en tête de la tétralogie. Pour une série de raisons que je vais tenter d’évoquer.

 Il y a tout d’abord la nature du mal qui frappe le monde. L’écrivain se garde bien de nous en fournir les clefs, il préfère, à l’instar de ses trois autres romans cataclysmiques, laisser planer un semblant de mystère ou de doute, se contentant de nous orienter plus volontiers sur des pistes métaphysiques. Chez Ballard, l’Apocalypse revêt une coloration mystique, pour ne pas dire religieuse. A la différence de ses trois reflets prismatiques, Le vent de nulle part est caractérisé par un mal qui se démarque par sa nature. Contrairement à ses trois éléments antithétiques que nous pourrions caractériser de « passifs » (la sècheresse, la stase, la submersion), le vent est un élément « actif », en mouvements. Il est force et puissance… Une force que Ballard parvient à retranscrire avec un talent éblouissant. On est littéralement « happé » par cette férocité inouïe qui s’échappe de chaque page du roman. Les sorties des personnages en extérieur, à l’air libre, leur combat acharné et parfois vain contre ce souffle monstrueux qui arrache des immeubles et soulève des montagnes, constituent de véritables morceaux d’anthologie. Le vent nous fouette la figure, nous ébranle, son hurlement nous perce les tympans, et oh combien sommes-nous heureux d’être assis à l’abris, lovés dans la confortable bulle de notre réalité, loin de cette fureur qui jaillit de chaque ligne et que l’on subit en mots, d’un regard empreint de fascination autant que d’effroi… A dire la vérité, jamais je n’avais éprouvé à ce point par le passé, et au cours de mes lectures précédentes, l’insignifiance de l’Homme face à la toute-puissance de l’élément. Car on se sent minuscule au contact de ce vent. On est de la poussière, rien de plus… 600 km/h. 800 km/h. Plus rien ne résiste. Peut-on seulement l’imaginer ? Ballard, en tout cas, nous le représente. Si le mal hantant La forêt de cristal se démarquait par son essence poétique et intemporelle, tout en lenteur et en beauté, dans le Vent de Nulle part, le mal est brutal. Il tue et déchiquette. Le lecteur ne l’admire pas. Il le redoute.

Dans cette veine de « principe actif » (tiens, ça fait un peu produit vaisselle), l’action générale du roman. Bon nombre de critiques ont reproché aux autres romans de cette tétralogie leur manque flagrant d’action, de dynamique interne. Une certaine lenteur du rythme et des péripéties… Une histoire qui se traîne… C’est oublier le parti-pris de l’écrivain dont la démarche littéraire se rapproche plus volontiers de la narration picturale (mettre en mots des « visions ») que de la mise en valeur d’une action menée tambours battants. Dans ce Vent de nulle part, néanmoins, l’action semble davantage mise en avant. Encore une fois, les sorties des différents protagonistes en extérieur donnent lieu à de véritables morceaux de bravoure. Et l’intrigue, bien que ne perdant pas de sa linéarité, n’est pas non plus sans rebondissements ni retournement de situation…  

Dernier point que j’évoquerai, les personnages dont le manque d’épaisseur est une autre faiblesse que beaucoup de lecteurs n’ont pas manqué de reprocher aux trois autres volets de cette tétralogie. Des personnages qui m’apparaissent dans ce Vent de nulle part peut-être plus fouillés et plus attachants que dans ses successeurs. A cet égard, le personnage de Hardoon, en particulier, se pose comme une figure fascinante. Ce milliardaire excentrique (figure que l’on retrouvera au travers des autres romans), qui refuse de plier l’échine face à la force supérieure qui a eu raison des hommes, qui décide de se dresser contre l’inéluctable… Les passages le mettant en scène dans l’abri de son bastion, à contempler la destruction du monde s’étalant à ses pieds, et la fascination qu’exerce sur lui ce vent qui enfante la géhenne, sont d’une rare intensité… On s’attache aussi vraiment à d’autres personnages (Marshall, qui veut croire à tout prix en la survie de l’espèce humaine), et au final, l’équilibre entre « action » et « contemplation » adopte dans ce présent volet une mesure à même de satisfaire tous les partis.

 

 

 

Conclusion

 

Le vent de nulle part se positionne d’emblée comme un élément incontournable (et indissociable) de la tétralogie cataclysmique de l’écrivain anglais. L’Apocalypse que nous dépeint ici Ballard frappe par sa fureur, sa violence, son intensité, et nous secoue comme peu d’autres romans traitant du même sujet ont pu le faire. On en ressort étourdi, avec ce vent furieux qui continue de nous gifler, de nous hurler dans les oreilles, et ce goût de poussière et de sable qui crisse entre nos dents… Des scènes prises sur le vif nous restent longuement en mémoire (les descriptions d’un Londres dévasté, la séparation tragique de Susan et de Maitland, la folie de Hardoon qui domine le monde du haut de son édifice prétendument indestructible…). Un seul regret à nourrir, donc : que sa réédition, méritée, ne soit définitivement plus à l’ordre du jour…

 

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