Pierre Pelot - Foetus-Party

Publié le par Lukas

          

 

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            Entrée dans le monde

 

Le titre met tout de suite le lecteur potentiel au diapason… Première image qui me soit venue à l’esprit à sa découverte : scènes gores à base de charpies embryonnaires palpitantes arrachées au ventre chaud de la mère agonisante, bacchanales infernales où des fous se réunissent pour dévorer des petits bébés morts et tout cuits. La connotation du titre, lorgnant allègrement sur les plates-bandes du dégueulasse, en impose donc, et joue le rôle de parfait incipit à l’univers passablement glauque que développe l’auteur au fil des pages de son roman. Je connaissais (un peu) les tendances « pessimistes » de l’écrivain vosgien. Avec ce manque absolu d’espoir en l’espèce humaine qui caractérise les misanthropes de toute époque et que Pierre Pelot, dans ce présent Fœtus-party, met clairement en avant. Impossible en effet de ne pas se prendre en pleine face cette éructation corrosive, cette exhalaison littéraire nauséabonde qu’il nous projette dans la figure. C’est noir. C’est sans lumière et sans espoir. Un truc gluant dans lequel on patauge pour en sortir salis, poisseux, souillé jusqu’à la fibre des os… Amis du soir en mal de petits moutons blancs et de princesse chevauchant un joli poney galopant sur de verts pâturages les cheveux au vent, passez votre chemin. Car le monde que nous ouvre Fœtus-Party est plus proche d’un tableau cauchemardesque de Bosch, où d’une vision désincarnée de Giger que d’un album des bisounours (référence ultime de la limpide innocence, ne trouvez-vous pas ?). C’est du noir de chez noir. Avant d’ouvrir ces pages, prenez un bon bol d’air frais. Faites de la réserve. Vous en aurez besoin.

 

 

            Aphorisme du dégueulasse

 

             « Tout est foutu… ».

Diantre oui ! Nous sommes dans un futur lointain. Les années 2600. Et tout part à vau-l’eau. La Terre, transformée en une stérile boule de béton rasée de toute sa végétation, abrite une population dépassant les quinze milliards d’individus. Autant de bouches à nourrir. Un véritable cancer, qui dévore les ressources de l’environnement en recrachant autant de milliards de tonnes de déchets dans la nature. De la merde. Partout. Plus de forêts. Plus de champs. Plus d’herbe. Le monde est devenu une gigantesque ville goudronnée où ne prédominent que les tonalités grises des bâtiments, les silhouettes trapues des tours, les façades aveugles des immeubles, et l’entrelacs tortueux des routes. Les agglomérations sont de vastes décharges aux dimensions dantesques s’étalant à perte de vue. Le ciel, un vieux souvenir quasiment oublié, une étoffe lointaine à jamais inaccessible occultée par un épais rideau de nuages couleur vomi stagnant sur l’horizon.

Le décor est planté. Il porte en lui-même toute l’inhumanité de l’espèce qu’il abrite. Une espèce acculée dans l’impasse de sa propre évolution.

Mais continuons de nous enfoncer.

L’espèce en question. Quinze milliards d’individus, donc. Conduits par le « Saint-Office-Dirigeant » qui ordonne toute chose. La religion a supplanté le besoin maladif de possession héritée d’une politique matérialiste des siècles passés : déviance morale fondée sur un capitalisme exacerbé qui a fait perdre aux peuples leur âme. Le monde a tenté de tourner la page. Et à présent, il ramasse les pots cassés. Plus de valeur. Plus de repaire. Les morts sont recyclés pour nourrir les vivants. Afin de combattre la natalité exponentielle qui ne cesse d’alimenter le cancer grandissant qui ronge la planète – ce cancer, c’est nous, pauvres fous d’humains – le Saint-Office-Dirigeant use d’une politique vicieuse, silencieuse, qui met tout en œuvre pour abréger la vie des vivants et avorter celle de ceux qui ne sont pas encore nés, tout en s’évertuant à rester dans le cadre de la morale et de la légalité. C’est ainsi qu’à grands coups de publicités placardées sur les murs des villes on incite les vieillards à écourter leur existence. Le suicide, c’est bon pour la vie. Pour faire passer la chose en douceur, distribution est régulièrement faite d’une pilule, le H-O, qui, selon la rumeur, permet à celui qui l’ingère de mourir sans douleur tout en poursuivant sa propre vie dans une réalité alternative, hallucination sensorielle fondée sur l’expérience de son vécue et générée par ladite pilule [sorte de seconde vie fantasmée qui n’est pas sans évoquer certaines réminiscences dickienne…]. Dans ce même registre : le jeu du Poniachet. Toujours organisé par le Saint-Office-Dirigeant. L’enjeu est tout à fait pragmatique : le perdant meurt. Quant au gagnant…il meurt aussi. Point culminant de cette politique d’élimination qui tait son nom : le fameux « Fœtus-party ». Une opération prénatale consistant à interroger le fœtus dans le ventre de sa mère pour éprouver sa résistance face à la vie qui l’attend à l’extérieur en le soumettant à une série de visions violentes tirées du réel et injectées directement dans son cerveau vierge. Dieu que c’est beau. Si l’embryon ne fait pas montre d’une combativité adéquate, d’une volonté de vivre jugée satisfaisante, il est considéré comme inapte à survivre. Il est donc éliminé. Suivant.

L’horreur est bien là. Elle frappe avec d’autant plus d’impact que la situation de cette humanité en totale perdition est décrite, sous la plume de l’auteur, avec une totale impartialité, un détachement ou une distanciation volontaire qui ne se brise qu’en de très rares occasions, donnant au texte l’aspect d’un constat froid, insensible, à la limite de la schizoïdie, qui ne fait que souligner l’inéluctabilité des évènements et des faits…

C’est horrible. Mais c’est ainsi.

Dans cette jolie débâcle, les héros, morts en devenir, se débattent en vain. S’accrocher à la vie ? Pourquoi ? Il y a Trash (au nom tout choisi, évidemment), jeune dealer, qui prodigue aux couples désireux d’accroître leur chance de passer le test fatidique du Fœtus-party une drogue illicite augmentant la résistance psychique du fœtus. Il y a aussi Ross / Jent, un type amnésique. Arrivé là on ne sait trop comment. Le « visiteur ». Par les yeux innocents duquel le lecteur découvre toute l’horreur de ce monde dans lequel il vient d’échouer. Il y a Mark et Eva (le choix des noms n’est là encore pas anodin). Couple refusant le fatalisme de leur condition et se battant pour préserver et pérenniser la vie, quitte à enfreindre toutes les lois en vigueur… Il y a enfin le décor, avec, notamment, cette décharge sans fin à ciel ouvert, dans les méandres puants de laquelle les héros sont amenés à évoluer, à se perdre, à mourir, ensevelis sous les tonnes de gravats et de déchets que déversent du ciel les passages réguliers de cargos volants délestant le contenu de leurs énormes soutes… Gerbes de plastique, de bois, de bidules avariés, de pourriture, croulant du ciel, le tout écrasant les corps dans un vacarme de fin du monde. Fusion de la chair et de la merde. Des os qui se brisent et de l’acier qui tranche. Pour une vision d’horreur qui ne peut laisser indifférent le plus blasé des lecteurs…

 

 

            Un cauchemar éveillé

 

            C’est par l’entremise de trois points de vue différents que l’univers de Fœtus-party se révèle au lecteur : le point de vue de Trash, celui de Ross / Jent, et celui du couple Mark et Eva. Le procédé permet une découverte progressive de l’environnement, et donne au lecteur l’impression de s’enfoncer graduellement dans la noirceur, la pourriture, dans une sorte de cauchemar éveillé. Le tour de force de Pelot est de faire se rejoindre ces trois trajectoires dissociées de prime abord. Une sorte de contrepoint à trois voix parfaitement maîtrisé, et qui se conclue sur un unisson tout à fait remarquable. Au-delà de l’univers dépeint et mis en avant, le roman est construit sur une intrigue solide, que vient parachever une chute pour le moins inattendue. La réalité de Ross/Jent est-elle vraiment tangible ? Et qui est-il réellement ? Ce qui rajoute un dynamisme appréciable à la lecture. Même si les personnages peuvent paraître convenus, même si l’univers dépeint n’épargne pas certains excès ou facilités et que la cohérence de certains détails peut titiller le scepticisme du lecteur le plus rationnel, le plaisir de lecture, lui, est bien présent, entretenu par une prose limpide qui use d’images justes et pertinentes aux bons endroits (ah…cette scène de la décharge…)… Jusqu’à cette toute fin, sans appel, qui résonne comme un coup de glas sur la tête du malheureux lecteur… 

 

 

            Verdict

 

            Publié en 1977, Fœtus-party n’accuse définitivement pas ses trente années d’âge. Description d’un possible effrayant, il est une jolie mise en garde des travers qui pointent le bout de leur nez à l’horizon de notre avenir si l’humanité continue de s’enfoncer dans la voie d’un matérialisme excessif, radical, à tout prix. Un discours qui trouve forcément écho et résonance avec le monde d’aujourd’hui, ce qui fait tout le charme de ce roman et souligne l’intérêt collatéral de la SF, à savoir son aspect prospectif. Au final, on regrette presque que le roman soit aussi court (200 pages à peine).

A lire, donc. Mais définitivement pas pour s’évader…

             

 

 

            Extraits

 

            « …Alors que le monde humain, pour survivre, en était réduit, entre autres obligations, à manger ses propres morts et à encourager, précisément, la mortalité volontaire… » (P88)

 

            « Pour le reste, les menus s’équilibraient entre l’alimentation purement chimique, tirée en majeure partie du système de recyclage des déchets et excréments, et le programme nourricier dit « de l’homme par l’homme », qui utilisait les cadavres. » (P89)

 

            « Nous avons conservé le plus longtemps possible ce « moyen de tuer » qu’était l’automobile à la portée de tous. Cela équilibrait à peu près les progrès de la science médicale qui repoussait toujours plus loin les barrières du vieillissement et de la mort naturelle. Le plus longtemps possible… » (P91)

 

            « Ross hurla encore. Un cri qu’il ne pouvait contenir, un cri qui ne lui appartenait pas – ou presque. Le cri de celui qui naît, sans savoir, mais qui sait simplement la douleur de l’émersion au sein d’un monde de folie. » (P96)

 

            « …Cette fausse valeur qu’est la possession matérielle, aveugle et délirante. Le but premier de la marche de l’humanité devenait la qualité de la vie, la protection de la vie à tout prix. Et, se greffant en réaction normale, la prédominance d’une sécurité, d’un bien-être normal, psychique, sur le bien-être matériel, bourreau vainqueur des siècles précédents. Les religions qui avaient dépéri lamentablement sous le règne du grand gâchis renaquirent de leurs cendres. Ce grand courant mystique, décidé, volontaire, essentiellement généreux força au rapprochement des peuples, aplanit les frontières entre pays survivants, et porta facilement à la tête du monde un comité dirigeant directement issu d’une religion dont je parlais. » (P107-108).

 

 

 

 

 

 

 

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